Andra LetiÈia Jacob Larionescu1 / Book review: Bauman, Zygmunt, 2011, Culture in a Liquid Modern World, Cambridge and Malden, Polity.
Source: COMPASO. Journal of Comparative Research in Anthropology and Sociology. Copyright © The Author(s), 2011. Volume 2, Number 2, Fall 2011. ISSN 2068 â 0317. No changes made for this presentation. Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.5 Generic (CC BY-NC-ND 2.5)
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Le livre de Zygmunt Bauman, sociologue et professeur Ă©mĂ©rite Ă lâUniversitĂ© de Leeds, apparaĂźt comme le prolongement dâune sĂ©rie des questions posĂ©es par la modernitĂ© liquide, telle que lâamour, la ville, la peur, lâĂ©tranger, le pouvoir et la politique. Comme dâautres rĂ©alitĂ©s sociales de la sociĂ©tĂ© postmoderne, la culture devient âliquideâ :
La culture moderne liquide ne donne plus lâimpression dâĂȘtre une culture dâĂ©rudition et dâaccumulation comme celles que lâon trouve dans les livres des historiens et des ethnographes. Elle semble au contraire ĂȘtre une culture du dĂ©sengagement, de la discontinuitĂ© et de lâoubli. 2
Lâouvrage analyse la transformation de la culture dans la sociĂ©tĂ© moderne, tout vu par la perspective du concept de la modernitĂ© liquide.
Dans le premier chapitre, intitulĂ© Quelques remarques sur les errances historiques du concept de Culture, Bauman observe les nouveaux signes des Ă©lites culturelles. Si auparavant ils avaient rejetĂ© tout lien Ă la culture de masse, ils peuvent maintenant ĂȘtre dĂ©finis comme âomnivoresâ : «il y a de la place dans leur rĂ©pertoire de consommation culturelle Ă la fois pour lâopĂ©ra, pour le heavy metal ou punk, pour le âhigh artâ et pour la tĂ©lĂ©vision grand public […]» (Bauman, 2011:2). Si dans le passĂ© nous Ă©tions capable dâĂ©tudier la consommation culturelle selon la dialectique raffinĂ© / vulgaire, aujourdâhui la confrontation culturelle peut ĂȘtre dĂ©crite comme une bataille entre âomnivoresâ et âunivoresâ. Contrairement Ă la situation dâil y a quelques dĂ©cennies, quand «chaque offre dâart Ă©tait adressĂ© dâhabitude Ă une classe sociale particuliĂšre, et seulement Ă cette classe-lĂ -et elle Ă©tait acceptĂ©e uniquement ou principalement par cette classe» (Bauman, 2011:3), lâĂ©lite culturelle contemporaine est trop «prĂ©occupĂ©e par lâenregistrement de hits et la cĂ©lĂ©bration dâĂ©vĂ©nements liĂ©s Ă la culture pour trouver le temps de formuler des canons de la croyance, ou dây convertir les autres» (Bauman, 2011:3). Ainsi lâauteur souligne que, pendant et en vue de Bourdieu, la fonction de la culture Ă©tait celle de «marquer les diffĂ©rences de classe et de les protĂ©ger : comme une technologie inventĂ©e pour la crĂ©ation et la protection des divisions de classes et des hiĂ©rarchies sociales» (Bauman, 2011:4). Dâailleurs, câest Bourdieu qui diffĂ©renciait les goĂ»ts des Ă©lites, des goĂ»ts de la classe moyenne et des goĂ»ts vulgaires -spĂ©cifiques aux classes infĂ©rieures -le mĂ©lange Ă©tant impossible. De plus, ce sont les Ă©lites qui dĂ©finissaient ce qui Ă©tait beau. Par consĂ©quent, Bauman se lance dans une approche comparative analysant les fonctions de la culture dans les trois pĂ©riodes de lâhistoire moderne : le siĂšcle des LumiĂšres, la modernitĂ© solide et la modernitĂ© liquide. Au siĂšcle des LumiĂšres, la culture «devait ĂȘtre plus un agent de changement que de la prĂ©servation de la situation courante» (Bauman, 2011:6), sa mission Ă©tant celle «dâĂ©duquer les masses et de corriger les mĆurs, et ainsi affiner la sociĂ©tĂ© et faire avancer âle peupleâ […]» (Bauman, 2011:7). Comme rĂ©sultat de la sĂ©mantique du terme elle-mĂȘme liĂ©e à « lâagriculture », la culture avait pour but de cultiver les masses. Aussi, lâutilisation du concept impliquait une division des masses en deux catĂ©gories : les Ă©ducateurs -trĂšs peu nombreux, chargĂ© de « lâĂ©ducation, lâillumination, lâĂ©lĂ©vation et lâennoblissement du peuple» -et le reste des hommes -« citoyens du rĂ©cemment formĂ© Etat national» (Bauman, 2011:8). De cette façon, « Le projet des LumiĂšres attribuait Ă la culture (comprise comme une activitĂ© similaire au travail de la terre) une fonction de base pour la construction dâune nation, dâun Ătat et dâun Ătat-nation, tout en confiant cet outil aux mains de la classe instruite » (Bauman, 2011:8).
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1 University of Bucharest, Romania, andra_leti@yahoo.com
2 Bauman, Zygmunt (2006) La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, Paris, p 83
Mais la pĂ©riode de la modernitĂ© âliquideâ apporte avec elle la transformation de la culture, «dâun stimulant dans un tranquillisant» (Bauman, 2011:10). Bauman utilise le terme de modernitĂ© âliquideâ pour dĂ©crire ce que dâautres appellent postmodernitĂ©, seconde modernitĂ© ou hyper-modernitĂ©. Lâune des caractĂ©ristiques dĂ©finissant la modernitĂ© âliquideâ est la modernisation obsessive dont «aucune des formes consĂ©cutives de la vie sociale nâest capable de maintenir sa forme longtemps» (Bauman, 2011:11). En effet, avec le passage de la modernitĂ© âsolideâ a la modernitĂ© âliquideâ, la culture «perd sa fonction de serviteur de lâauto-reproduction de la hiĂ©rarchie sociale », en se concentrant sur la « satisfaction des besoins individuels, la rĂ©solution des problĂšmes et des luttes individuelles» (Bauman, 2011:12). En consĂ©quence, «la culture (et surtout, quoique non exclusivement, sa sphĂšre artistique), est faite pour convenir Ă la libertĂ© individuelle de choix» (Bauman, 2011:12). Dans une sociĂ©tĂ© de consommation, dans laquelle la culture «se compose des offres, et non pas des interdictions; des propositions, pas de normes» (Bauman, 2011:13), les biens culturels sont créés Ă des fins de consommation, et non pas en vue dâenrichir le public, mais afin de tenter les clients -Ă©tant vite remplacĂ©s par dâautres marchandises, toujours « nouvelles et meilleures » (Bauman, 2011:16). Ainsi, la culture se prĂ©sente aujourdâhui comme «un des dĂ©partements dâun monde qui a Ă©tĂ© conçu comme un magasin gĂ©ant» (Bauman, 2011:16) et sa fonction primaire «nâest pas la satisfaction des besoins existants, mais la crĂ©ation de dĂ©sirs neufs -tout en prĂ©servant les besoins en vigueur ou toujours inaccomplis» (Bauman, 2011:17). Cependant, comme indiquĂ© par lâauteur, nous ne pouvons pas parler «dâun changement de paradigme ou de sa transformation ; il est plus appropriĂ© de parler du dĂ©but dâune Ăšre des âaprĂšs-paradigmesâ dans lâhistoire de la culture (et pas seulement de la culture)» (Bauman, 2011:12-13) parce que «La modernitĂ© liquide est une arĂšne de lutte constante jusquâĂ la mort, initiĂ©e et maintenue contre toute sorte de paradigme [âŠ]» (Bauman, 2011:13).
Le deuxiĂšme chapitre traite des tendances culturelles et de la mode du 21Ăšme siĂšcle. Bauman rappelle la thĂ©orie de Simmel sur la mode, qui «existe dans un Ă©tat permanent de devenir» (Bauman, 2011:18), elle nâest pas une ârĂ©alitĂ© physiqueâ, mais un âphĂ©nomĂšne socialâ (Bauman, 2011:19). Ce phĂ©nomĂšne social se manifeste par une «ambivalence intrinsĂšque et insolvable» (Bauman, 2011:21) entre le besoin dâappartenir au groupe ou Ă la communautĂ© et le dĂ©sir dâindividualitĂ© et dâoriginalitĂ©. Mais câest justement ce dualisme sĂ©curitĂ©/libertĂ© ou appartenance/diffĂ©renciation qui lui donne le statut de «perpetuum mobile» (Bauman, 2011:21): «impossible de rester tranquille ; demande une renĂ©gociation continue» et «il dĂ©truit avec efficacitĂ© toute inertie» (Bauman, 2011:22). En effet, «La mode projette chaque style de vie dans un Ă©tat de rĂ©volution permanente, sans fin» (Bauman, 2011:22). Pour elle, le changement est la norme -sans distinction de culture ou de la pĂ©riode historique analysĂ©e : «Si tu ne veux pas te noyer, il faut continuer le surf, mieux dit, changer, aussi souvent que possible, ta garde-robe, tes meubles, tes papier peints, ton aspect et tes coutumes, en bref -toi-mĂȘme» (Bauman, 2011:24).
Ce qui caractĂ©rise la culture du 21e siĂšcle est son assujettissement par «la logique de la mode» (Bauman, 2011:24). Les individus doivent adopter le modĂšle du âcamĂ©lĂ©onâ (Bauman, 2011:24), Ă©tant encouragĂ©s par «la capacitĂ© de changer votre identitĂ© (ou tout au moins sa manifestation publique) aussi souvent et de maniĂšre aussi rapide et efficace que de changer votre chemise ou vos chaussettes» (Bauman, 2011:25).
Bauman perçoit la sociĂ©tĂ© contemporaine comme une «sociĂ©tĂ© de chasseurs (qui ont remplacĂ© les âjardiniersâ, protagonistes de lâĂšre de la modernitĂ© âsolideâ, et les âgardes-chassesâ des temps prĂ©-modernes)», la chasse Ă©tant une «occupation âplein-tempsâ sur la scĂšne de la modernitĂ© liquide» (Bauman, 2011:27). Ce choix a son origine dans le dĂ©sir «dâĂ©chapper Ă la nĂ©cessitĂ© de mĂ©diter de leur âĂ©tat malheureuxâ» (Bauman, 2011:27). Mais, comme une drogue, la chasse «une fois goĂ»tĂ©e, devient une habitude, une nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure, une obsession» (Bauman, 2011:28), et la perspective de sa fin est terrifiante et considĂ©rĂ©e comme une faillite personnelle. Si les prĂ©curseurs de la modernitĂ© liquide Ă©taient animĂ©s par le dĂ©sir dâatteindre le bout du chemin et des efforts, pour les âchasseursâ des nos jours, il nây a pas de fin. Cependant, le dĂ©nominateur commun de ces deux catĂ©gories est lâutopie: «Pour les âjardiniersâ lâutopie Ă©tait la fin du chemin, tandis que pour les âchasseursâ le chemin lui-mĂȘme est lâutopie» (Bauman, 2011:29) âet lâauteur sâinterroge dans le cas des chasseurs, sâil ne serait pas plus appropriĂ© de remplacer le terme âu-topieâ par âu-vieâ, une «utopie dĂ©jĂ vĂ©cue, plutĂŽt que aspirĂ©e […] immune au traitement des expĂ©riences futures» (Bauman, 2011:30).
Le troisiĂšme chapitre examine un des aspects de la mondialisation: «la nature changeante de la migration internationale» (Bauman, 2011:34). Lâauteur distingue trois phases dans lâhistoire des migrations modernes, la migration Ă©tant en fait une «partie intĂ©grante de la modernitĂ© et de la modernisation» (Bauman, 2011:34). Alors que la premiĂšre phase est caractĂ©risĂ©e par une immigration de masse (60 millions en fait) des europĂ©ens vers les âterres videsâ, la seconde est une Ă©migration inverse, des indigĂšnes des colonies vers les pays dâorigine des colonisateurs. Ces immigrĂ©s «ont Ă©tĂ© transformĂ©s en minoritĂ©s […] dans le sujet des croisades culturelles, Kulturkampf et des missions de conversion» (Bauman, 2011:35). Mais la deuxiĂšme Ă©tape de la migration moderne nâest pas encore terminĂ©e, en se chevauchant partiellement avec la troisiĂšme Ă©tape, en cours, appelĂ©e par Bauman «lâĂąge des diasporas» (Bauman, 2011:35) car «Les vies de beaucoup, peut-ĂȘtre la plupart de nous autres les europĂ©ens sont vĂ©cues dans la diaspora ou parmi les diaspora» (Bauman, 2011:36). En consĂ©quence, «âlâart de vivre avec la diffĂ©renceâ est devenu un problĂšme quotidien» (Bauman, 2011:36). En effet, tant Jonathan Rutherford que Daniel Miller en observant chacun une rue de Londres, notent la diversitĂ© culturelle des habitants. Bauman traite donc des problĂšmes associĂ©s aux diasporas et les solutions proposĂ©es par diverses personnalitĂ©s dans le domaine des sciences humaines et sociales, le multiculturalisme Ă©tant un thĂšme central. La position de lâauteur par rapport à «la rĂ©alitĂ© de vivre Ă proximitĂ© des Ă©trangers» (Bauman, 2011:37) est basĂ©e sur «La nouvelle interprĂ©tation de la notion des droits fondamentaux de lâhomme» qui encourage la tolĂ©rance mutuelle, «rompt la hiĂ©rarchie des cultures hĂ©ritĂ©es du passĂ©, et censure le modĂšle assimilationniste [vu] comme une Ă©volution culturelle qui se dĂ©veloppe progressivement, naturellement, conduisant inexorablement vers un modĂšle final prĂ©dĂ©terminé» (Bauman, 2011:37).
Les deux chapitres suivants poursuivent lâanalyse de ces deux sujets interconnectĂ©s : la culture et la diaspora, Ă©tant donnĂ© que «lâEurope se transforme sous nos yeux en une mosaĂŻque de diaspora (ou plus prĂ©cisĂ©ment en une agglomĂ©ration dâarchipels qui se superposent et se croisent)» (Bauman, 2011:83). Si le but des LumiĂšres a Ă©tĂ© âla crĂ©ation de lâhomme nouveauâ, «de libĂ©rer le peuple du joug de superstitions et de vieilles croyances, pour ĂȘtre en mesure, grĂące Ă lâĂ©ducation et Ă la rĂ©forme sociale, de le modeler selon les prĂ©ceptes de la Raison […]» (Bauman, 2011:52), dans la phase âsolideâ de la modernitĂ© â«lâ Ăšre de lâĂtat et de la construction de la nation» âlâaccent est mis sur lâintroduction de âlâordre socialâ et sur le remplacement des communautĂ©s locales caractĂ©risĂ© par «diffĂ©rents dialectes, traditions et calendriers» avec la «âsociĂ©té imaginĂ©eâ» du nouvel Etat-nation (Bauman, 2011:54). Aujourdâhui, en phase âliquideâ de la modernitĂ©, «nous entrons dans lâĂ©poque du non-engagement», qui se caractĂ©rise par «lâauto-surveillance et le contrĂŽle de soi» (Bauman, 2011:55), oĂč les «normes rĂ©gulatrices et les modĂšles unificateurs ont Ă©tĂ© remplacĂ©s par une multitude de choix et un excĂšs dâoptions» (Bauman, 2011:56). La construction de lâĂtat-nation a suivi soit la politique nationaliste soit la politique libĂ©rale. Toutefois, les deux projets avaient le mĂȘme but (seules les stratĂ©gies Ă©taient diffĂ©rentes) : «une seule langue, une seule culture, une seule mĂ©moire historique et un seul devoir» (Bauman, 2011:73), les minoritĂ©s ethniques ayant le choix entre «assimilation ou destruction; en fait renoncer de leur plein grĂ© Ă leur identitĂ© culturelle distincte, sans quoi elle serait prise par la force» car «il nây avait pas de place pour des communautĂ©s» (Bauman, 2011:75). Mais la mondialisation a entraĂźnĂ© lâaffaiblissement de lâĂtat-nation, par la sĂ©paration du pouvoir et de la politique. Ainsi, «comme le pouvoir, incarnĂ© dans la distribution mondiale du capital et de lâinformation, devient extraterritorial (câest Ă dire en dehors de tout lieu), de mĂȘme les institutions de la politique demeurent, comme toujours, localisĂ©es» (Bauman, 2011:79). Dans ces conditions, se forme «Une nouvelle Ă©lite du pouvoir, cette fois mondiale et vĂ©ritablement extraterritoriale» (Bauman, 2011:89). Celle-ci a «abandonnĂ©e lâambition de ses prĂ©dĂ©cesseurs, les Ă©lites de lâĂtat ânation, dâĂ©tablir âlâordre parfaitâ […]» (Bauman, 2011:89). Toutefois, «nous devons accepter une sociĂ©tĂ© dĂ©diĂ©e au principe âde donner Ă chacun une chanceâ, si nous dĂ©sirons que lâidĂ©e âdâune bonne sociĂ©tĂ©â reste privĂ©e de sens dans le paysage de la modernitĂ© liquide» (Bauman, 2011:93).
Dans le dernier chapitre La culture entre lâEtat et le marchĂ©, Bauman examine la participation de âlâEtat culturelâ dans la promotion des arts et lâadoption des stratĂ©gies visant la rencontre entre le public et les artistes. Lâauteur commence par Ă©tudier le modĂšle français qui encourage et soutient les arts et la culture, depuis lâĂ©poque de la monarchie (XVIe siĂšcle), ainsi que les politiques associĂ©es au concept de la culture, diffĂ©rentes dâune pĂ©riode historique Ă lâautre
Le concept français de la culture a Ă©mergĂ© comme un nom collectif pour les efforts des autoritĂ©s visant Ă promouvoir lâĂ©ducation, Ă rĂ©viser et Ă amĂ©liorer les maniĂšres, Ă affiner le goĂ»t artistique et Ă Ă©veiller les besoins spirituels que le public ne possĂ©dait pas avant, ou ne se rendait pas compte quâil les possĂ©dait. âLa cultureâ Ă©tait quelque chose que peu de gens (lâĂ©lite instruite et puissante) faisait ou comptait faire, pour dâautres personnes (peuple ou gens ordinaires, dans les deux cas, privĂ©s de lâĂ©ducation et de la puissance) (Bauman, 2011:97).
Au dĂ©but, la mission de dĂ©velopper et dâencourager les arts Ă©tait lâapanage de la royautĂ©, et aprĂšs lâabolition de la monarchie française, elle est reprise par les nouvelles autoritĂ©s qui transforment le concept de âcultureâ dans un «appel Ă lâaction et un cri de guerre» (Bauman, 2011:97). MalgrĂ© la succession de plusieurs rĂ©gimes politiques, la nĂ©cessitĂ© de «soutenir et de surveiller les efforts dâĂ©clairer et cultiver» (Bauman, 2011:97) le peuple est restĂ© le mĂȘme. Dans ces circonstances, la notion de âpatrimoineâ, comme «hĂ©ritage national -qui doit ĂȘtre soignĂ© et rendu accessible aux citoyens» (Bauman, 2011:98) devient plus importante dans les politiques culturelles.
Mais «lâinstitutionnalisation et la codification de la position de lâEtat en tant que conservateur de lâactivitĂ© culturelle» (Bauman, 2011:98) a lieu pour la premiĂšre fois en 1959, avec la crĂ©ation du ministĂšre des Affaires culturelles, dirigĂ© par AndrĂ© Malraux. Il Ă©tait destinĂ©e Ă apporter la culture «à la disposition de tous, pas dans le but de dĂ©corer les vies bourgeoises» (Malraux, apud Bauman, 2011:100). Sa politique nâĂ©tait pas «dâimposer des modĂšles ou des gouts construits âau sommetâ», par contre, de «crĂ©er des opportunitĂ©s : pour les crĂ©ateurs, lâopportunitĂ©s de crĂ©er; pour les artistes, lâopportunitĂ© de perfectionner leur art ; pour le reste, lâopportunitĂ© de sâassocier Ă©troitement avec les deux» (Bauman, 2011:100).
Toutefois, «la pratique de soutenir le pluralisme culturel a culminĂ© pendant la prĂ©sidence de François Mitterrand, avec Jack Lang comme ministre» (Bauman, 2011:99), «la mission principale du ministĂšre de la culture devait ĂȘtre de rendre possible Ă tous les Français de nourrir leur innovation et leur crĂ©ativitĂ©, de dĂ©velopper leurs forces crĂ©atrices, de dĂ©montrer leurs talents en toute libertĂ© et profiter de leur formation artistique de leur propre choix» (Bauman, 2011:101). Bien que la mĂ©diation entre lâart et le public «nâait rien de nouveau» (Bauman, 2011:109), pourtant, ce qui a changĂ© dans les derniĂšres dĂ©cennies, ce sont les critĂšres utilisĂ©s par la «nouvelle classe de directeurs, agents des forces du marchĂ©, revendiquant la position abandonnĂ©e (ou prise) par les agents du pouvoir dâEtat» (Bauman, 2011:109). Ces critĂšres sont spĂ©cifiques Ă la sociĂ©tĂ© de consommation, tels que «lâimmĂ©diatetĂ© du produit, lâimmĂ©diatetĂ© de la gratification et lâimmĂ©diatetĂ© du profit» (Bauman, 2011:109). Le prix dâune Ćuvre dâart est dictĂ© par «le nom de la galerie dâart, de lâĂ©mission de tĂ©lĂ©vision ou du journal chargĂ© de retirer de lâombre, lâartiste et lâĆuvre […]» (Bauman, 2011:112). La valeur des Ćuvres dâart augmente ou diminue en fonction de la marque de lâinstitution qui les soutient. Mais le plus important moyen de promouvoir la crĂ©ation culturelle, câest lâEvĂ©nement. Ils «sont conçus pour avoir un impact maximal et une obsolescence immĂ©diate, et ainsi ils permettent dâĂ©viter le dĂ©sastre de tout investissement Ă long terme» (Bauman, 2011:113). Lâauteur observe avec acuitĂ© que la «course Ă©crasante des Ă©vĂ©nements, des activitĂ©s qui ne durent jamais plus que la durĂ©e de vie moyenne de lâintĂ©rĂȘt public» est dĂ©sormais «la plus riche source de revenus pour le marché», les produits culturels Ă©tant «créés aujourdâhui avec des âprojetsâ Ă lâesprit, avec une durĂ©e de vie prĂ©dĂ©terminĂ©e, et souvent la plus courte» (Bauman, 2011:113).
A la fin, lâauteur se pose la question de savoir si la culture va bĂ©nĂ©ficier ou plus, si elle va survivre, aprĂšs ce changement de direction et sâil est possible que les Ćuvres dâart soient cĂ©lĂ©brĂ©es plus de 15 minutes. Et câest encore lui qui dĂ©clare : «Nous devons encore attendre un peu avant dâobtenir les rĂ©ponses Ă ces questions» (Bauman, 2011:114). En attendant, nous sommes encouragĂ©s Ă poursuivre avec enthousiasme la recherche dâune rĂ©ponse sans «oublier de nous demander quelle forme va prendre finalement la culture comme rĂ©sultat de nos actions ou de notre manque dâaction» (Bauman, 2011:114).
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Zygmunt Bauman est un des sociologues contemporains les plus acclamĂ© dâEurope, gagnant le Prix Amalfi pour Sociologie et Sciences Sociales en 1992, le Prix ThĂ©odore W. Adorno de la CitĂ© de Frankfurt en 1998 et le Prix PrĂncipe de Asturias pour Communication et HumanitĂ©s en 2010. Il a Ă©tudiĂ© la sociologie Ă l’AcadĂ©mie de Sciences Sociales de Varsovie, en achevant son MA dans les sciences sociales Ă l’UniversitĂ© de Varsovie, au dĂ©but des annĂ©es 1950. A partir de 1954 il occupe une position de confĂ©rencier Ă la FacultĂ© de Sciences Sociales de Varsovie oĂč il reste jusqu’Ă 1968. En 1966 il est Ă©lu le PrĂ©sident du ComitĂ© exĂ©cutif de l’Association Sociologique polonaise. ForcĂ© de quitter la Pologne, il aboutit Ă obtenir une chaise de sociologie Ă l’UniversitĂ© de Leeds en Angleterre jusqu’Ă sa retraite en 1990.
Au cours des derniers cinquante ans de sa vie universitaire, Zygmunt Bauman a Ă©crit des nombreux ouvrages, parmi lesquels on note celles dont la structure conceptuelle est tissue autour de la notion de modernitĂ© liquide, tel que: (2000) Liquid Modernity (La modernitĂ© liquide),(2003) Liquid Love: On the Fragility of Human Bonds (L’Amour liquide, De la fragilitĂ© des liens entre les homes), (2005) Liquid Life(La Vie liquide), (2006) Liquid Fear(La peur liquide), (2006) Liquid Times: Living in an Age of Uncertainty, (2007) Le prĂ©sent liquide. Peurs sociales et obsession sĂ©curitaire.
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