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Erich Fromm, Société aliénée et société saine

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Erich Fromm, Société aliénée et société saine : du capitalisme au socialisme humaniste :
psychanalyse de la société contemporaine, Paris, le Courrier du livre, 1956. 
(compte-rendu) de Emmanuel Hérichon

Source : L’Homme et la société. Année 1969, 11.  pp. 230-233. (Persée).

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Pourquoi n’existerai-t-il pas « une folie à millions tout comme une folie à deux » ou une folie individuelle ? Une telle affirmation semble absurde à bon nombre de psychanalystes et de sociologues tels que Talcott Parsons traitant de la pratique médicale et pour lequel la maladie physique ou mentale est un état dysfonctionnel anormal (1). Il semble, selon ceux-ci, qu’on ne puisse juger de l’aliénation mentale que par référence à un état de santé qui serait celui de la grande majorité des gens « normaux », bien adaptés et intégrés au système considéré. Etre aliéné, serait ne pas être comme tout le monde.

Or, c’est précisément ce que refuse catégoriquement Erich Fromm, lequel cherche à mettre en évidence une conception diamétralement opposée de l’aliénation, de la maladie, et par conséquent, de la santé mentale. Pour lui, l’homme aliéné est l’homme normal de nos sociétés industrielles développées. Une société entière, voire un ensemble de sociétés, soit une civilisation, peuvent présenter un mauvais état de santé. De là, vient l’hypothèse d’une analogie possible entre les phénomènes névrotiques individuels et l’aliénation collective des communautés civilisées du XXème siècle. Ainsi l’ouvrage que nous présentons se veut-il engagé dans l’étude d’une « pathologie de la normalité ».

Mais, en refusant la « validation consensuelle », en rejetant l’idée que la maladie devient santé, que les vices se transforment en vertus, et les erreurs en vérités parce qu’ils sont partagés par le grand nombre, Erich Fromm se heurte, non seulement au problème de la thérapeutique (qui sera le médecin et comment procédera-t-il ? ) mais aussi, bien avant d’en arriver là, à un problème essentiel, pas même au niveau du diagnostic, un problème au simple niveau de la reconnaissance de l’état pathologique : celui de savoir quels sont les critères d’une société saine.

  1. Talcott Parsons : Eléments pour une Sociologie de l’Action pp. 192-193

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Repoussant la position freudienne d’une incompatibilité inéluctable entre la civilisation et la santé ou la référence rousseauiste à « l’âge d’or primitif », en tant qu’existence idéale, Erich Fromm mène sa critique de la société contemporaine au nom d’une conception éthico-esthétique de la nature humaine. Ici, comme chez Hegel, Marx – quoiqu’on en dise-ou Marcuse, le jugement de négativité du monde moderne, l’idée même d’aliénation n’existe que grâce à la présupposition nécessaire d’une positivité située dans l’univers de la réflexion anthropo-philosophique. Est poursuivie dans cet ouvrage, en opposition avec le positivisme du rationalisme moderne, la tradition de l’humanisme normatif qui veut que « ce qui est ne (puisse) être vrai » (2) et que la vérité humaine n’est qu’un projet qui se conquiert.

Comment alors définir la nature de l’Homme authentique sans faire naître le danger de prendre une civilisation ou un moment de l’histoire comme type idéal, une telle attitude menant au conservatisme, à l’impérialisme, au racisme et à l’idolâtrie ? Tenant compte du fait primordial que l’homme est sa propre création, qu’il se modifie lui-même au cours de l’histoire, définir la nature humaine, c’est « déceler le noyau commun à toute la race », à travers la totalité de ses dimensions spatiales et historiques, à la fois son passé et son potentiel de développement futur.

Et puisque, de même qu’«il ne peut agir sur les matériaux naturels que dans le sens de leur propre nature, il ne peut se modifier que conformément à la sienne », l’homme tend vers les buts objectifs de son être : l’amour, le beau, la liberté, l’épanouissement de sa personnalité individuelle en même temps que sa réalisation en tant qu’être social, c’est à partir de cette notion de vérité humaine qu’Erich Fromm s’engage dans la critique du capitalisme (système soviétique inclus en tant que modalité autoritariste de capitalisme) ; il lui était cependant nécessaire de rechercher au préalable le pourquoi historique de cette régression pathologique du développement humain. C’est à ce titre qu’il tente de mettre en évidence la situation particulière de l’espèce humaine dans l’histoire générale de la nature, analyse qui, prétend-il, fournit la « clé de la psychanalyse humaniste ». Là encore, ce sont les caractéristiques de l’existence individuelle qui servent de modèle à celles de l’existence de l’espèce. L’autogénie et la phylogénie, comme précédemment la psychanalyse individuelle et la psychanalyse collective, présentent des analogies telles qu’elles permettent de mettre en parallèle la naissance et le développement de l’individu et l’apparition de l’espèce humaine dans la nature.

2. L’Homme unidimensionnel – Herbert Marcuse, p. 147.

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De la même façon que l’enfant, une fois privé de la matrice nourricière, se trouve confronté à un monde inconnu auquel il doit peu à peu s’adapter avant de prendre conscience de sa propre individualité et de pouvoir affirmer sa personnalité d’homme libre de tout lien originel, l’homme s’est trouvé arraché de sa communion animale avec la Mère-Nature, chassé de son Paradis naturel, contraint d’assumer son indépendance et de transcender ses besoins physiologiques animaux en des besoins véritablement humains, obligé en somme de naître par ses propres moyens. Comme pour l’enfant, cette naissance est un processus douloureux : « chaque pas accompli dans la voie de sa nouvelle existence est effrayant. Il signifie l’abandon d’un état de sécurité relativement connu, pour un autre, nouveau, pas encore maîtrisé… ; à chaque nouvelle étape de notre évolution, nous ressentons la peur. Nous demeurons toujours asservis à deux tendances conflictuelles : l’une, qui est de sortir de la matrice, de passer d’une forme animale d’existence à une forme plus humaine, de la servitude à la liberté ; l’autre qui est de retourner à la matrice, à la nature, à la certitude, à la sécurité… les phénomènes de maladie mentale et de régression de la race vers des niveaux primitifs, traduisent la lutte intense qui accompagne chaque nouvel acte de naissance ».

Puisqu’avec le genre humain naît la conscience de soi, cette lutte historique de l’homme se résume en fait aux tentatives pour trouver une solution au problème de son existence et d’éviter la folie. Ces tentatives peuvent se solder par une régression, lorsque l’individu ne parvient pas à s’affirmer d’une manière progressive. C’est ainsi qu’il faut comprendre, selon Erich Fromm, le narcissisme et l’amour incestueux en tant qu’échecs des tentatives d’amour créatif, le conformisme grégaire, échec du processus d’individualisation, la destructivité, enfin, palliatif au besoin réprimé de créativité.

Résumant alors sa pensée, Erich Fromm définit la santé mentale comme étant « caractérisée par la capacité d’aimer et de créer, par la délivrance des liens incestueux au clan et au sol, par un sens de l’identité fondé sur l’expérience de soi en tant que sujet et agent de ses propres pouvoirs, par la préhension de la réalité interne et externe, bref, par le développement de la raison et de l’objectivité ». C’est à travers ce filtre qu’il va juger le mode de vie capitaliste.

Après un bref rappel, à résonnance marxienne, des structures socio-économiques du capitalisme du XIXème siècle, où il passe successivement en revue l’exploitation du travailleur, la recherche du profit, les phénomènes concurrentiels du marché, l’aliénation du travail par le capital, le fétichisme de la marchandise, l’autorité irrationnelle que confère la richesse, Erich Fromm analyse les changements sur le plan économique et social, causes des modifications d’ordre mental et caractériel, qui vont naître avec le capitalisme contemporain.

Bouleversement technique, concentration des capitaux et des entreprises, séparation entre là direction et la propriété, production et consommation de masse, telles semblent être les transformations infrastructurelles. Qu’en est-il de leurs conséquences superstructurelles ? « De quelle sorte d’hommes, alors, a besoin notre société ? Quel est le caractère social qui convient au capitalisme de notre siècle ? »

En plus de l’accentuation des caractéristiques permanentes de l’existence capitaliste où « l’être humain, l’être vivant, cesse d’être une fin en soi pour devenir un moyen au service des intérêts économiques d’un autre, de lui-même, ou de la gigantesque et impersonnelle machine économique », notre système est parvenu à manipuler et à façonner l’homme de telle manière qu’il devienne un instrument fonctionnel, adapté aux nouvelles conditions économiques et sociales. C’est, une fois de plus, le concept d’aliénation qui sert d’unité et de fil conducteur à la critique. Aliéné, l’homme emprisonné dans cette atmosphère de quantification et d’abstraction que confère aux qualités des choses, des facultés et des productions humaines, l’empire de la valeur d’échange ; aliéné l’homme qui soumet ses forces vives à ses propres produits ; aliénés l’ouvrier, le directeur, le bureaucrate, le propriétaire, le consommateur ; aliénés mêmes nos loisirs parce que les uns comme les autres, sont devenus des rouages, des atomes impuissants et ignorants des mécanismes d’une immense machine commerciale, financière, technique et doctrinale qu’ils ont pourtant élaborée, mais qu’ils finissent par adorer.

Rien de plus logique, dans ces conditions, que nos relations humaines dépourvues à la fois d’amour et de haine, ou notre profonde indifférence envers les génocides qui se perpétuent à travers le monde. L’individu se transforme lui-même en valeur marchande, il perd le sentiment de sa propre personnalité, la conscience de ses facultés créatrices ; toute son individualité se noie dans l’autorité anonyme du « grand ON ». Des concepts tels que Liberté, Raison, Conscience, Foi, Travail ou Démocratie, représentant les grandes valeurs de notre vieil humanisme ont perdu leur contenu originel, et ont été réprimés, atrophiés, réduits à l’état de simples concepts opératoires propres à assurer la permanence du système, le sentiment de sécurité, de bien-être et de volupté et une conscience faussement heureuse.

Que nous propose alors Erich Fromm, face à cette folie généralisée ? Le socialisme. Mais, c’est ici qu’il convient de faire preuve de la plus grande prudence. Puisqu’autant l’idolâtrie autoritaire du fascisme, du nazisme et du stalinisme, déguisée sous le vocable de socialisme, que le super-capitalisme qu’on a voulu proposer en tant que procédure socialisante, ne font qu’aggraver la détérioration mentale de la société, seul un socialisme humaniste qu’Erich Fromm croit discerner avec de nombreuses réserves dans la pensée de théoriciens tels que Fourier, Owen, Proudhon, Bakounine, Marx et Engels, lui paraît apte à rétablir le règne de la santé mentale.

Mais encore, comment guérir ? Quels remèdes doit-on utiliser pour atteindre la société saine ? Comment concevoir la convalescence du genre humain ? Par « l’application vécue de l’esprit communautaire humaniste », c’est-à-dire en s’engageant progressivement, mais directement, dans des expériences de vie saine, de plus en plus amples. Ce sera, sur le plan économique et social, la création d’unités productives « désintéressées » fonctionnant sur la base d’une « codirection de tous ceux qui travaillent dans une entreprise, afin d’assurer leur participation effective et responsable », un équilibre entre la décentralisation et la centralisation, une répartition judicieuse des revenus et de la propriété ; dans la sphère politique, « le retour aux assemblées de ville et la création de milliers de petits groupes fonctionnant par contact direct » ; sur le plan culturel, enfin, un effort d’apprentissage et d’éducation, une remise en valeur « de l’art populaire et des rites séculaires à travers toutes les nations ».

Il y a tout de même quelque chose d’étonnant dans cette partie de l’ouvrage, réservée à la « thérapeutique ». Nous sommes tous d’accord, en tant que socialistes humanistes, sur l’objectif à atteindre, sur les principes éthiques contenus dans l’idée de société saine. Mais il est bien difficile d’admettre la faiblesse des moyens proposés par l’auteur. Oui à l’autogestion, à l’éducation, à l’information objective, à l’art populaire, oui à la fraternité et à la liberté du travail communautaire et désaliéné, mais quelle force, quel pouvoir, quelle procédure permettront d’accomplir le bouleversement des structures économiques, sociales, politiques et mentales ? On ne guérit pas un fou en lui disant simplement qu’il doit se raisonner. Or, c’est exactement ce que fait Erich Fromm. On attend des solutions, on ne rencontre qu’un problème supposé résolu.

Partisan d’une réalisation directe des objectifs socialistes, Erich Fromm se réclame de la pensée anarchiste, qu’il prive cependant de sa seule rationalité possible : la pratique de la violence préalable, et tombe, alors, dans un puéril réformisme social-démocrate. Du marxisme, il ne retient que la conception de l’authenticité humaine et les concepts permettant de juger la société capitaliste en terme d’aliénation : tout Marx, hormis le révolutionnaire, ce qui est tout de même beaucoup ! C’est ainsi qu’il élimine délibérément Lénine et sa dictatude du prolétariat, en les considérant comme responsables de la dégénérescence stalinienne.

Une idée, cependant, retient l’attention : celle qui affirme, puisque les causes du mal sont multiples et imbriquées entre elles, « la nécessité’ de changements simultanés à l’intérieur de chaque domaine. Tout changement, lit-on, serait en effet rendu inefficace par la concentration des efforts dans un seul domaine, à l’exclusion des autres. Et c’est bien là que semble reposer l’un des obstacles majeurs aux progrès de  l’humanité…. Il est incontestable qu’un seul pas en avant accompli en même temps dans tous les domaines, entraînerait des résultats plus durables et d’une plus grande portée, qu’une avance souvent précaire réalisée en un seul domaine. Des milliers d’années marquées par les échecs successifs de « progrès isolés » devraient nous fournir une convaincante leçon ». Il semble qu’en refusant la théorie du socialisme dans un seul domaine, aussi pernicieuse que celle du socialisme dans un seul pays, Erich Fromm ait bien vu le danger de toute prise de position visant à « unidimensionnaliser » l’homme et la société, qu’il s’agisse de l’économisme, de l’idéalisme ou encore du nationalisme. Mais parler de simultanéité d’évolution dans tous les domaines (comme dans tous les pays) témoigne d’une méconnaissance totale de la loi du développement inégal selon laquelle l’évolution s’opère, dans chaque domaine (ou pays) à des rythmes différents, s’engage d’abord dans un domaine (ou un pays) particulier avant de se répercuter plus ou moins rapidement dans d’autres domaines (ou pays) où se produira un nouveau débordement vers un degré d’évolution supérieur.

C’est, en fait, une profonde ignorance des phénomènes politiques, de la nécessaire lutte des classes et des systèmes idéologiques pour le pouvoir, des principes du matérialisme historique et de la dialectique, qui empêche Erich Fromm d’envisager d’une manière réaliste « les voies qui mènent à la santé ».

Ouvrage remarquable en ce qui concerne les efforts de remise en valeur de la pensée humaniste, document d’une particulière acuité sur le caractère aliéné de l’existence capitaliste contemporaine, malgré l’application, parfois trop rigide des données de la psychanalyse individuelle aux faits sociaux, The Sane Society échoue à trouver la grande issue qui sauvera l’humanité. Nous avons préféré, quant à nous, l’honnête cri de désespoir marcusien, même s’il n’apporte pas non plus, d’autre « mode de sauvetage » que ce signal d’alarme lui-même, aux « réformettes » et aux hésitations référencielles d’Erich Fromm. Il est, pourtant dommage qu’une ouvre qui a su retenir le meilleur et rejeter le plus exécrable du freudisme, qui nous a donné l’impression de retrouver, à s’y méprendre quelquefois, la richesse et le ton des Manuscrits Economico-Philosophiques de Marx, ou de l’Homme unidimensionnel de Marcuse, se soit laissé aller trop souvent, tout en s’élevant par ailleurs contre ceux-ci, à la nostalgie rousseauiste du Paradis naturel primitif ou à l’apologie involontaire du super- capitalisme, comme en témoignent ses références illustrées à une théorie dont on voudrait éviter la trop célèbre actualité : la théorie de la… participation.

Mais l’essentiel était peut-être de revivifier la foi en l’homme et de manifester, une fois de plus, la volonté de mettre enfin l’industrie, la technique, les structures économiques, sociales, politiques et culturelles, les choses, en somme, au service de l’homme et non l’inverse.

Emmanuel HERICHON

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