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La statue vivante en Grèce ancienne…

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Source: Art et religion. Publisher: Editions de l’Université de Bruxelles. (Bruxelles, 2011)

License: Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International (CC BY-NC-ND 4.0)

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La statue vivante en Grèce ancienne : de la représentation symbolique au réceptacle de la divinité
Irini-Fotini Viltanioti

 

L’art figuratif grec eut le mérite de revêtir une dimension humaine en posant l’homme au centre des investigations artistiques mais il demeura toujours associé à l’univers des dieux et pétri de valeurs religieuses, ce que le spectateur moderne des oeuvres classiques a parfois tendance à négliger. La clarté et le caractère idéal de la forme, qui distinguent les premières statues archaïques, la grâce (χάρις) du sourire du kouros et de la koré ou la beauté (κάλλος) classique du corps nu dans la fleur de sa jeunesse, apparaissent comme un reflet de la nature des immortels. En contemplant la statue, on aperçoit en esprit le dieu. En ce, l’image plastique fonctionne comme un symbole qui jette un pont entre le visible et l’invisible, entre une puissance de l’au-delà et le monde d’ici bas. Alors que la question du symbole est d’habitude posée en termes linguistiques 1, pour Frédéric  Creuzer 2, la forme authentique du symbole religieux ou divin, dont l’art grec représente la réalisation parfaite, consiste en la représentation figurée du dieu, le mythe ne constituant, quant à lui, qu’un sous-produit  susceptible d’être défini comme un commentaire indéfini d’images : alors que le mythe fractionne dans le temps 3, l’image condense le tout en un seul instant.

 

 

 

 

 

 

 

La Grèce antique connut plusieurs types de « symboles plastiques » 4 – comme Jean-Pierre Vernant appelle l’idole – désignés sous une quinzaine d’expressions, depuis le symbole aniconique jusqu’à l’image proprement dite (voir lexique en annexe). Comme l’écrit l’historien et anthropologue : « la figure religieuse ne vise pas seulement à évoquer dans l’esprit du spectateur qui la regarde la puissance sacrée à laquelle elle renvoie, qu’elle « représente » dans certains cas, comme dans celui de la statue anthropomorphe, ou qu’elle évoque sous forme symbolique dans d’autres (…). Son ambition est de rendre présente cette puissance hic et nunc, pour la mettre à la disposition des hommes, dans les formes rituellement précises » 5. Autrement dit, la puissance sacrée, temporalisée et localisée en un lieu précis, revêtant par des moyens rituels une forme déterminée, demeure en son image (symbolique), laquelle, loin de constituer une pure représentation, s’avère un réceptacle matériel de la divinité transcendante. En même temps, la représentation imagée doit souligner la distance qui sépare l’humain du divin, ce qu’elle obtient en mettant au premier plan soit la majesté soit l’étrangeté mystérieuse de la divinité. Bref, l’idole, hantée d’une puissance surhumaine qui se voit ancrée dans ce monde-ci par des moyens rituels, se trouve sur la ligne de démarcation entre la présence et l’absence, le familier et l’étrange, l’humain et le divin.

Le type d’image qui illustre cette vision est le xoanon 6, dont la forme primitive frappe d’emblée le spectateur par son étrangeté. Il ne serait pas superflu de rappeler que le périégète 7 Pausanias (Ier siècle apr. J.-C.) utilise à son propos deux adjectifs : ξένος, étrange, et ἄτοπος, absurde. Tombés du ciel (διοπετές, littéralement : tombé de Zeus) ou apportés par les flots, les plus célèbres xoana sont censés être fabriqués par un artisan divin plutôt que par la main d’un mortel. Car les êtres sont unis les uns aux autres grâce à la similitude, ce que professe le principe de sympathie : la matière dont les xoana sont faits (telle espèce d’arbre ou tel arbre particulier) est choisie pour être « sympathique » avec tel ou tel dieu. Vu leur origine surhumaine, leur possession représente souvent un enjeu politique, car elle apporte un pouvoir exceptionnel à l’individu ou au groupe qui les possède, pouvoir qui se traduit en une accointance héréditairement transmise avec la divinité. Autrement dit, le xoanon se voit posséder une fonction de talisman. Le mot vient précisément – par le biais du grec plus tardif τέλεσμα ou de l’arabe tilsam (les deux signifient l’amulette animée de quelque puissance surhumaine) – du terme néoplatonicien τετελεσμένον (participe passé du verbe τελῶ : accomplir, consacrer), qui désigne l’objet rituellement  consacré 8. À cet égard, le Palladium 9 fournit un exemple représentatif. Tombé de l’Olympe à Troie, ce xoanon d’Athéna, que les Achéens durent dérober pour que la ville de Priam devienne vulnérable, était aux temps historiques revendiqué par Argos, Sparte, Athènes et Rome, qui prétendaient également le posséder.

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette idole de portée magique n’est pas faite pour être vue, puisque sa vue rend fou. Elle reste la plupart du temps cachée dans sa demeure (qu’il s’agisse d’une maison humaine ou, à une époque plus avancée, du temple), voire enfermée dans un coffret, dont elle est sortie à l’occasion de certains rites. On prétendait ainsi que la folie affligeait le profane qui jetterait son regard sur le xoanon de Dionysos à Patras, qu’on extrayait de son  coffret une seule nuit par an 10. Pareillement, la vue de la statue d’Artémis à Pellène non seulement rendait fous les imprudents qui osaient la dévisager mais, de plus, promenée par la prêtresse, elle provoquait la chute des fruits 11. Car regarder signifie, pour les Anciens, être regardé, le regard consistant en un souffle qui, à travers l’air, unit le spectateur à l’objet regardé 12. L’image divine révèle, dans ce cas, son aspect de Méduse : « Voir Gorgone c’est la regarder dans les yeux et, par le croisement des regards, cesser d’être soi-même, d’être vivant, pour devenir, comme elle, Puissance de Mort » 13.

Ce dédoublement entre l’idole et le spectateur – dédoublement opéré par le regard – dispose d’une valeur initiatique. D’après Jean-Pierre Vernant 14, « voir l’idole suppose une qualité religieuse particulière et, en même temps, consacre cette qualité éminente. La vision, comme celle des mystères, prend valeur d’initiation. En d’autres termes, la contemplation de l’idole divine apparaît comme « dévoilement » d’une réalité mystérieuse et redoutable ». Les deux pôles entre lesquels oscille l’idole, dissimulée des profanes mais dévoilée à certaines personnes et sous certaines conditions, trouvent un parallèle dans les rites initiatiques, voire dans les Mystères d’Éleusis. On songera d’abord aux choses sacrées (τὰ ἱερὰ), qui, soustraites à la vue (cachées dans une chapelle du τελεστήριον appelée ἀνάκτορον à laquelle seul l’hiérophante – littéralement : celui qui fait voir les choses sacrées – avait accès), étaient solennellement dévoilées aux mystes lors de la cérémonie principale, qui « comportait une mise en scène par laquelle on faisait éprouver aux initiés un passage émouvant de l’obscurité à une vive lumière » 15. En effet, l’acte de voir avait une importance décisive dans les Mystères éleusiniens, où la fermeture initiale des yeux (ce que signale précisément le mot

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

μύησις et dont témoignent grand nombre de représentations artistiques) était suivie par la contemplation (ἐποπτεία), terme synonyme de « vision » et indiquant le degré suprême de l’initiation 16. Il n’est d’ailleurs guère improbable que des idoles chargées d’une puissance surhumaine jouèrent un rôle éminent dans les cultes à Mystères tels ceux d’Éleusis 17, dans la tradition directe desquels Pierre Boyancé 18 inscrit la télestique néoplatonicienne en tant qu’art de l’animation des statues, question sur laquelle nous reviendrons.

En tout état de cause, le xoanon se trouve au centre d’un ensemble d’opérations rituelles exercées sur lui : on le vêt, on le dévêt, on lui offre des tissus et des ornements, on le promène et le lave rituellement dans la mer ou dans une rivière. Par exemple, à Athènes, la procession des Grandes Panathénées 19, tenue tous les quatre ans et représentée sur la frise du Parthénon 20, amenait au xoanon d’Athéna, demeurant dans l’Érecthéion, son peplos 21 neuf tissé par des jeunes filles. Par ailleurs, la fête de Πλυντήρια 22 était consacrée au bain purificateur de l’idole de la déesse, qui, dévêtue et sans parure, mais couverte d’un voile (identique aux choses sacrées d’Éleusis), était transportée en procession à la mer de Phalère.

De fait, si l’on en croit les sources tardives dont Pierre Boyancé 23 a démontré l’affinité avec la religion et la magie grecques anciennes, voire avec la tradition orphique, les vêtements et les ornements de la statue constituent des moyens sympathiques qui la rendent symbolique, en garantissant la présence effective de la divinité. Proclus, chez qui nous trouvons le plus de renseignements sur la télestique, révèle à ce sujet que les télestes s’attachent notamment aux figures et aux couleurs 24.

Suidas 25 attribue à Orphée, le fondateur des Mystères grecs, un poème qui, portant le titre Ἱεροστολικά, concernait l’art d’habiller et d’orner les statues divines (on se souviendra des ἱεροστολισταὶ égyptiens). Le lexicographe précise que ces Ἱεροστολικά consistent en des « invocations cosmiques » (κλήσεις κοσμικαί), dans lesquelles Pierre Boyancé a vu, à juste titre, des incantations destinées à attirer un souffle divin dans la statue. Plotin, le fondateur du néoplatonisme, attribue l’art de consécration des statues « aux sages d’autrefois » 26. Clément d’Alexandrie 27, quelque peu postérieur à Plotin, mentionne déjà Orphée de Thrace, Amphion de Thèbes et Arion de Méthymne comme des enchanteurs possédant l’art de dresser des statues animées au moyen de chants et d’incantations, qui évoquent précisément les κλήσεις κοσμικαί de Suidas.

Voici, à ce propos, le fragment d’un poème orphique cité par Macrobe et portant sur la façon dont il faut habiller et orner une statue divine, qui, dans ce cas, est celle de Liber pater (on soulignera l’emploi d’emblée du verbe τελεῖν) : « Exécuter (τελεῖν) tout cela, groupant autour l’équipement, corps du Dieu, image du glorieux soleil : en premier lieu donc jeter sur lui un peplos de pourpre, semblable aux rayons de flamme, pareil au feu ; de plus par-dessus attacher la large peau bariolée et mouchetée d’un faon sauvage sur l’épaule droite, image des astres artistement façonnés et du ciel sacré. Puis par-dessus jeter le baudrier d’or d’une bride, à porter étincelant autour de la poitrine, ensemble insigne, aussitôt que des confins de la terre le dieu du jour se levant frappe de ses rayons d’or les flots de l’Océan et que son éclat est indicible, et que, mêlé de rosée, il illumine le tourbillon, s’enroulant en cercle au devant du Dieu ; baudrier sur une poitrine immense apparaît le cercle de l’Océan, grande merveille à contempler » 28.

La description poétique de la fabrication de la statue de Liber Pater évoque les représentations de la préparation de l’idole-pilier de Dionysos à l’occasion des Anthestéries 29, fête très ancienne, commune à tout le monde ionien 30 et en tête du culte de Dionysos. L’idole des Anthestéries, modelée durant la fête par des femmes mises au service de la reine d’Athènes, n’était en effet qu’un pilier habillé, surmonté d’un masque et décoré de rameaux, tel celui figuré sur les vases dits « lénéens » 31.

Devant la colonne, est représentée une table où sont posés des vases de vin et de la nourriture, autour desquels s’affairent des femmes, qui tirent du vin, font des libations, chantent et dansent. La cérémonie principale des Anthestéries consistant dans le « mariage sacré » (ἱερὸς γάμος) de Dionysos avec la Reine jouant le rôle d’Ariane, Petersen 32 a supposé que c’était à ce pilier masqué qu’elle était secrètement unie, hypothèse qui, bien qu’elle puisse inspirer un certain scepticisme, demeure probable 33. Quoi qu’il en soit, nous pourrions avancer l’idée que le rituel évoqué par les représentations serait celui de l’animation de l’idole-masque : une fois fabriquée, habillée et ornée, sous les battements des tambours et accompagnée des chants appropriés, l’idole deviendrait un réceptacle du dieu, qui, ayant pris un corps, pourrait même désirer une femme. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que les Anthestéries étaient aussi consacrées aux âmes des morts et aux spectres, c’est-à-dire à ces démons qui se trouvent en si étroite relation avec l’art de l’animation des statues censées cacher des entités qu’ils peuvent être avides de liquides vitaux, tels les liquides génitaux d’un mariage sacré ou bien le sang d’un sacrifice.

Certains xoana sanguinaires, souvent considérés comme venant de l’Orient, exigeaient du sang humain. Aux Alai Arafinidai, près d’Athènes, le prêtre d’Artémis Tauropolos, dont le xoanon était, selon la tradition, tombé du ciel à Tauride et amené en Grèce par Oreste et Iphigénie, éraflait de son épée le cou d’un homme jusqu’à ce que des gouttes de sang arrosent l’autel de la déesse 34. Au sanctuaire d’Artémis Orthia, à la périphérie de Sparte, des éphèbes étaient fouettés jusqu’au sang près de l’autel, devant le xoanon qui, fort petit et léger, était soutenu par la prêtresse : « Si l’exécuteur en épargnait un à cause de la beauté ou de la naissance de l’éphèbe, la statue, disait-on, s’appesantissait aux mains de la prêtresse qui pouvait à peine la soutenir » 35. À Alea, en Arcadie, c’étaient des jeunes femmes qui étaient fouettées devant la statue de Dionysos 36. Quel que soit le sens symbolique de la fustigation (rite de purification ou de fécondité, préparation au mariage), le sang, siège de la force vitale, passait pour une offrande chère à l’habitant de l’idole.

Selon certaines sources, une statue peut être susceptible de se mouvoir ou éprouver la volonté de ne pas être déplacée. Concernant ce dernier phénomène, Hérodote raconte que les statues de Damia et Auxésia tombèrent à genoux devant les Athéniens qui tentèrent de les déplacer 37.

En revanche, des statues désirant fuir étaient enchaînées par un fil de laine, par un lien végétal ou encore par des entraves en or. À Phigalie, en ce conservatoire de traditions désuètes que fut l’Arcadie, dans un lieu escarpé et entouré d’un bosquet de cyprès, se trouvait le très ancien temple d’Eurynomé, la fille d’Océan qui, chez Homère, recueillit Héphaïstos précipité de l’Olympe et qui, à une époque tardive, fut identifiée à Artémis. Le xoanon de la déesse, représentant un être hybride, une femme à la queue de poisson, était caché dans sa demeure (qui ne s’ouvrait qu’un seul jour par an) où elle était liée par des chaînes d’or 38. À Sparte, l’Artémis Orthia portait l’épithète Λυγοδέσμα, c’est-à-dire « enchaînée par un lien de gattilier (λυγός) », car, selon Pausanias 39, on l’a trouvée dans un buisson de gattilier. Mais il n’est pas inconcevable que le lien ait servi à empêcher le xoanon laconien, qui passait pour être rapporté de Tauride par Oreste, de retourner à son lieu d’origine 40. Quoi qu’il en soit, les branches du gattilier, plante chargée de signification religieuse, conviennent bien tant pour fouetter que pour lier. La déesse patronne de l’île de Samos, Héra, fut aussi une Λυγοδέσμα 41. Selon la tradition, son βρέτας avait été enlevé par des pirates. Ensuite, des Cariens l’avaient retrouvé sur le rivage près du sanctuaire, puis l’avaient lié par des rameaux de gattilier pour qu’il ne s’échappe plus. « C’est pourquoi, explique un historien local, chaque année, l’on rapporte la statue au rivage, on la fait disparaître et l’on dépose des gâteaux à côté d’elle. La fête s’appelle Tonea parce que la statue avait été étroitement (συντόνως) liée par ceux qui les premiers l’avaient découverte » 42. Un fragment de Polémon le Périégète mentionne, en outre, la statue enchaînée de Dionysos à Chios ainsi que la statue (ἔδος) d’Artémis à Érythrées, en Ionie, également enchaînée, en associant les liens avec la croyance aux images mobiles qui quittent les lieux de leur culte 43. Concernant des images enchaînées car animées, l’histoire d’Actéon est fort significative. Parce qu’il commit l’imprudence de regarder Artémis prendre son bain, le jeune chasseur fut transformé en cerf et ensuite dévoré par ses propres chiens. Son corps n’ayant pas reçu de sépulture, son spectre (εἴδωλον) persécutait la population d’Orchomène, qui finit par consulter l’oracle de Delphes. La Pythie commanda alors de fabriquer une statue en bronze d’Actéon et de l’attacher par des entraves de fer au rocher même où apparaissait le fantôme. En d’autres termes, l’Oracle commanda la fabrication d’une effigie destinée à servir de réceptacle de l’âme errante d’Actéon, qui, attirée dans un substitut de corps lié par des entraves, cessa enfin de tourmenter les habitants 44. Dans tous les cas cités ci-dessus, la pratique de l’enchaînement implique l’idée d’une image mobile qu’il faut empêcher de fuir, afin qu’elle ne puisse pas nuire aux mortels ou afin de maintenir le privilège de sa possession.

Sous cet éclairage, les liens se révèlent comme une précaution analogue à celle des noms secrets des dieux connus par les seuls initiés, lesquels avaient le privilège exceptionnel d’invoquer la divinité 45.

Platon, dans le Menon, fait allusion à ces statues mobiles, toujours prêtes à abandonner leurs fidèles. Il attribue leur fabrication à Dédale : « ces statues, si elles ne sont pas attachées, prennent la fuite et s’échappent, alors que si elles sont attachées, elles restent en place » 46. Dédale, qu’on connaît surtout par le récit de la construction du Labyrinthe de Cnossos, devenu ensuite la prison à laquelle il échappa, par la voie des airs, en compagnie de son fils Icare, représente en effet le personnage mythique dont la carrière résume les commencements des arts en Grèce. Il est « le héros de la statuaire primitive », qui, d’après les sources antiques, ouvrit le premier les yeux des statues, en détacha les jambes et les pieds, les mains et les doigts, au point que ces images semblaient vivre, se déplacer, marcher, respirer et même parler 47. Ainsi que Waldemar Déonna 48 l’a démontré, les innovations apportées par Dédale, loin d’être suffisamment expliquées par une interprétation de détails techniques,  conservent le souvenir de vieux mythes de la création, où un dieu ou un héros modèle l’humanité dans la pierre, le bois ou le métal en agissant comme un artisan, et de vieux rites de consécration, que la Grèce connut, comme d’autres peuples à toutes les époques.

Par exemple, en Égypte antique, la cérémonie dite « l’Ouverture de la Bouche » 49 avait pour but de transformer une statue funéraire ou une momie en support au ka, c’est-à-dire en effigie vivante douée de capacités physiques et de facultés mentales, pour que le défunt demeure définitivement dans son tombeau. Les mêmes rites s’appliquaient aussi aux statues divines, aux animaux sacrés, aux temples, aux objets de culte, etc. À cet égard, il est intéressant que les traits que la tradition attribue aux statues de Dédale – yeux ouverts, odorat, mobilité et parole – trouvent un parallèle dans le texte d’une incantation qui court sur un coffret découvert dans la tombe de

Tout-Ankh-Amon : « J’ouvre ta bouche pour que tu puisses parler 50. J’ouvre tes yeux pour que tu voies Ra, tes oreilles pour que tu entendes les formules rituelles, tes deux jambes pour te promener, ton coeur et tes bras pour abattre les ennemis » 51. En Babylonie, le rituel appelé « le Lavage de la Bouche » (mis pî) ou « l’Ouverture de la Bouche » (pit pî) 52 visait à rendre les statues divines aptes à recevoir un culte, en les purifiant du contexte matériel dans lequel les artisans les avaient modelées. Aujourd’hui, des pratiques analogues sont attestées en Inde, où la divinité est obligée d’entrer dans ses images.

En Chine, un animal vivant peut hanter une statue et l’âme du mort est fixée dans la tablette funéraire consacrée par des moyens rituels 53. Lorsque les hommes agissent ainsi, en dressant des images animées, ils procèdent à l’imitation de créateurs divins qui modèlent et animent des statues pour en faire des êtres vivants. On trouve cette idée dans le Timée de Platon 54, où le Démiurge, archétype de tout artisan humain, est envisagé comme un fabricant de statues consacrées : la statue vivante (ζῶν ἄγαλμα) à laquelle il donne naissance est le cosmos dans son ensemble, statue habitée par des dieux (ἀίδιοι θεοὶ) que Francis Cornford 55, dans ses commentaires du Timée, identifie aux corps célestes. Héphaïstos, le forgeron de l’Olympe et dieu patron de tous les artisans, est aussi l’auteur de toute une série de statues vivantes. Dans l’Iliade, il modèle des filles « toutes d’or, mais semblables à des jeunes vivantes » 56 alors que, dans l’Odyssée, il fabrique deux chiens, d’or et d’argent, qui gardent le palais du roi des Phéaciens 57. Suivant les ordres de Zeus et avec l’aide d’Athéna 58, il modèle dans la terre mouillée la première femme, Pandore, portemalheur ainsi que source d’espoir pour les hommes. Il est aussi l’auteur de Talos, le géant en bronze qui faisait, disait-on, le tour de l’île de Crète trois fois par jour 59. Héphaïstos est apparenté à Prométhée, qui est parfois censé modeler les hommes dans l’argile, ainsi qu’à d’autres êtres mythiques, tels les Telchines de Rhodes, forgerons et sorciers, auxquels, d’après Pindare, Athéna aurait enseigné la fabrication des statues pareilles aux vivants, qui cheminaient sur les routes 60.

L’art de l’animation de statues se présente donc comme un art que les hommes ont appris par les dieux. Dédale lui-même, qui donna le premier la vie aux statues, arrive à se confondre avec Héphaïstos, au point que le dieu soit parfois appelé Δαίδαλος 61. La réflexivité ainsi induite permet de reconnaître en Dédale l’archétype divin aussi bien que son équivalent humain ; le dieu créateur aussi bien que le magicien possédant l’art d’animer une image inerte. Dans cet ordre d’idées, il serait concevable de voir aussi, dans ce personnage mythique, l’ancêtre lointain du téleste néoplatonicien, qui consacre les statues, à l’imitation du Père, qui consacre le cosmos.

 

En effet, la télestique en tant qu’art de l’animation des statues dans le but d’en obtenir des oracles, est, en général, considérée comme une des trois formes d’opération théurgique, les deux autres étant l’incarnation, dans un intermédiaire approprié, d’un être divin et la transformation d’une âme humaine en être immortel (ἀπαθανατισμός) 62. Cependant, d’après Carine Van Liefferinge, si la télestique doit être considérée comme une action théurgique, ce n’est pas en tant qu’art humain destiné à animer les statues, mais en tant qu’art divin de consacrer le monde ou en tant que rite purificatoire pratiqué par les anges et destiné à purifier « le véhicule pneumatique de l’âme » 63. En outre, en tant que technique de consécration des statues, la télestique a, ainsi que nous l’avons exposé plus haut, des origines lointaines, qui débordent largement le cadre de la théurgie néoplatonicienne, pour se rattacher à la religion populaire, à la magie, aux cultes à Mystères ainsi qu’à la tradition orphique.

À notre avis, les croyances sur les démons et les âmes des morts étant en relation étroite avec la consécration des statues, il est fort probable que la démonologie pythagoricienne, déjà systématisée à la fin du vie siècle 64, ait été associée à de telles pratiques, en jouant un rôle décisif quant à l’explication des propriétés des statues consacrées par l’action des démons remplissant l’air qui nous entoure. Par exemple, le dicton pythagoricien selon lequel le son de l’airain est la voix de quelque démon enfermé dans le métal 65, pourrait bien s’appliquer aux cas de statues en bronze, telle celle d’Actéon à Orchomène. Un texte de la Vie de Pythagore de Jamblique (texte dont la datation tardive n’exclut pas qu’il relate des idées plus anciennes) atteste l’importance de la symbolique des statues dans la tradition pythagoricienne : « On dit, d’une façon générale, que Pythagore fut disciple de la symbolique d’Orphée, qu’il honora les dieux d’une manière toute proche d’Orphée, dressés dans les statues et le bronze, non pas liées à nos formes humaines mais aux structures divines, embrassant toutes choses, prévoyant toutes choses, ayant leur nature et leur forme analogues au Tout. Il révéla des dieux, les rites purificatoires et ce qu’on appelle les initiations (τελεταί), ayant d’eux la connaissance la plus exacte » 66. Ne s’agirait-il point ici de l’idée traditionnelle que l’art de consécration des statues ait été révélé par les dieux mêmes, idée que la théorie néoplatonicienne des symboles a reprise dans un nouveau contexte ?

Nous pourrions, par ailleurs, avancer l’hypothèse que le fragment dans lequel Héraclite critique les rites populaires et les ignorants qui s’adressent aux statues « comme s’ils dialoguaient avec des maisons (ou des murs) » (ὁκοῖον εἴ τις τοῖς δόμοισι λεσχηνεύοιτο) 67 se comprend mieux si on le situe dans le contexte relatif à la consécration des statues-demeures de la divinité. De même qu’on ne dialogue pas avec les résidences inertes mais avec leurs résidents, il est tout à fait inutile de prier les idoles, si on n’y voit que du bois ou de la pierre, en ignorant les résidents qui les animent et leur vraie nature.

Quoi qu’il en soit, pour les âges reculés, il n’est pas besoin de songer à des emprunts faits aux rituels égyptien ou mésopotamien, puisque « les rites de l’ouverture de la bouche sont nés sous l’effet des croyances universelles » 68. Cependant, dès le IIe siècle de notre ère, à côté des origines proprement grecques, il faut prendre en compte les Oracles Chaldaïques et les écrits hermétistes (textes qui se trouvent souvent sous une influence platonicienne) ainsi que des cultes iraniens. Des éléments provenant de tous ces côtés divergents s’entremêlent dans l’amalgame de la télestique néoplatonicienne au sens de la technique de fabriquer des statues animées. Il est à noter que, bien que Maxime de Tyr, dans la seconde moitié du IIe siècle de notre ère, fasse allusion aux τελεσταί comme consécrateurs des statues 69, Proclus est le premier à employer les termes τελεστικὴ τέχνη pour désigner précisément l’art de l’animation des statues, Platon ayant déjà mentionné dans le Phèdre 70 la μανία τελεστική comme un des quatre types de folie d’origine divine (folies divinatoire, télestique, poétique et amoureuse). Ainsi que Carine Van Liefferinge le note, les trois composantes fondamentales de cet art sont les animaux et les plantes « sympathiques » à la divinité, la statue et les pratiques destinées à évoquer le dieu 71.

Voici un exemple de ce genre de cérémonie fourni par le néoplatonicien Eunape, à la fin du IVe et au début du Ve siècle de notre ère :

Récemment, Maxime a convoqué dans le sanctuaire d’Hékate tous ceux de nous qui étions présents et désigna les nombreux témoins de son entreprise. Nous nous sommes approchés, et nous nous sommes prosternés devant la déesse. « Asseyez-vous, dit-il, chers compagnons, et regardez ce qui va suivre, en vous demandant si je ne suis pas différent de la majorité des gens ». Il parla ainsi, nous nous sommes assis, il brûla un grain d’encens, il exécuta un hymne par devers lui, et parvint à un tel degré dans sa démonstration que d’abord la statue se mit à sourire, et qu’ensuite apparut comme un rire. Nous étions troublés par cette vision. « Que personne de vous ne s’alarme devant ces manifestations. Les torches que la déesse tient dans ses mains vont à l’instant s’allumer ». Il n’avait pas plus tôt terminé son propos que les torches s’illuminèrent. Troublés pour l’heure par cette théâtrale thaumaturgie, nous nous sommes retirés 72.

Ce texte, où les torches de la déesse s’allument, date d’une époque où les lumières des dieux s’éteignent et les rideaux des temples ferment 73. La destinée des statues et des sanctuaires consacrés du paganisme, considérés désormais par les chrétiens comme la demeure de démons, fut majoritairement, soit la destruction, soit l’abandon. Les fidèles d’autrefois, anciens païens convertis au christianisme, n’osaient pas s’en rapprocher, par peur des démons qui passaient pour y être cachés. Cependant, même si les dieux furent jetés de leurs piédestaux et que les temples tombèrent en ruines, le paganisme ne mourut qu’en apparence. Pour le sujet qui nous concerne, songeons d’abord au sacrement chrétien du baptême censé rendre une vie nouvelle au corps inerte, et nous constaterons qu’il s’agit au fond d’un rite purificatoire de l’âme inspiré des mêmes notions que les rites de consécration 74. Il suffit, par ailleurs, d’évoquer la querelle iconoclaste des VIIIe et IXe siècles pour démontrer la continuité de la croyance en l’image réceptrice d’un souffle divin. Pensons, enfin, au grand nombre d’icônes et de statues chrétiennes qui, même de nos jours, sont censées pleurer ou saigner. Le reliquaire de saint Nectar à Égine frappe sur son coffret quand un fidèle d’âme pure se prosterne devant lui. Saint Spyridon à Corcyre, portant des chaussures de fer renouvelées chaque année car fort usées, sort de son coffret la nuit de sa fête pour se promener sur les routes. Face à de tels phénomènes, nous dirons, en guise de conclusion, qu’il semble que rien ne puisse ni naître ni mourir, qu’aucune croyance et aucune idée ne soit ni vieille ni neuve, dans ce monde-ci qui, comme l’affirmaient les savants du paganisme, est parfait et éternel, sans commencement ni fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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