Source: Bulletin de l’Association Guillaume Budé/Année 1950/12/pp. 37-54. doi : https://doi.org/10.3406/bude.1950.4930. https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1950_num_1_12_4930. License: Attribution-NonCommercial-NoDerivatives (CC BY NC ND.)

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Musique et Humanisme
Jean Pérouse

 

A l’heure où j’entreprends de vous parler des rapports de l’Humanisme et de la Musique, je réalise mieux l’effrayante complexité d’une question dont la richesse même m’avait d’abord séduit. Rien de plus difficile à définir que l’Humanisme, et vous m’accorderez plus volontiers encore que quelques formules, si heureuses qu’on les suppose, ne sauraient nous révéler vraiment le monde mystérieux de la Musique. Étudier les rapports de l’Humanisme et de la Musique, c’est tenter une aventure plus redoutable encore. C’est vouloir tirer au clair quelques-unes des évidences intimes qui se sont lentement incorporées à notre vie intérieure la plus profonde, la plus personnelle. Nous pressentons tous le profit qu’une authentique culture humaniste peut retirer de la fréquentation des grands compositeurs, mais me suffira-t-il, pour changer ce pressentiment en certitude, d’un goût passionné pour la musique et les humanités ? J’ai de sérieuses raisons d’en douter ! Mais pour ne pas compliquer encore le problème que je me propose de résoudre, je vous livre sans plus tarder ces réflexions très simples, fruit d’une longue et fervente intimité avec quelques-uns des plus hauts chefs d’œuvre de l’art musical.

Demandons-nous d’abord s’il est permis, comme on l’a fait couramment jusqu’à ces dernières années, de ne considérer la musique que comme un art d’agrément. Dans une certaine société, rares étaient les jeunes filles qui n’apportaient pas à leur fiancé, comme complément de dot, le souvenir parfois lointain de quelques leçons de piano, de violon ou de chant. La naissance du premier enfant mettait d’ordinaire un terme à ces frivoles passe-temps d’un âge désormais révolu. Quant aux garçons, plus vite libérés des convenances ou plus obstinément rebelles à toute initiation musicale, ils se contentaient de garder, dans quelque recoin de leur mémoire, l’oracle que répétaient invariablement tous les manuels de solfège : « La musique est l’art d’assembler les sons d’une manière agréable à l’oreille ! »

Inutile de s’attarder sur ce préjugé dont on peut affirmer, me semble-t-il, qu’il est en voie de disparition. Que l’intention d’un vrai musicien ne soit pas seulement de charmer l’un de nos sens, fût-il le plus spirituel de tous, c’est ce dont vous êtes, Mesdames et Messieurs, plus convaincus que personne et ce que toute cette causerie prétend vous démontrer.

Nous n’insisterons pas davantage sur une doctrine déjà plus subtile, exposée par M. Davenson (alias Henri Marrou, professeur à la Sorbonne) dans un curieux et suggestif chapitre intitulé « L’Islam et la Musique ». Un jour qu’il entendait pardessus la muraille d’un jardin le son d’une flûte exquise, le mystique Al-Hallaj aurait dit à l’un de ses disciples : « C’est la voix de Satan qui pleure la perte de ce monde. » Et M. Davenson de commenter : « Le charme enivrant de la musique, à la fois si doux et si navré, n’est qu’une forme particulière, la plus troublante peut-être, de la beauté de ce monde périssable, de cet instable agrégat d’atomes que la volonté de Dieu rassemble pour une heure et disperse à nouveau. Ce charme, qui n’est qu’illusion, il ne faut le subir, en quelque sorte, qu’en passant et à fleur de peau…. » Se passionner pour la musique, c’est se laisser prendre aux mirages de l’impermanence, c’est sacrifier l’Immuable au multiple, la réalité à l’apparence, car « la musique n’est pas une chose sérieuse, elle est inconséquente comme ces fleurs, ces oiseaux immatériels dont sont jonchés les tapis persans ». Autant dire que l’art musical représente, pour les sages de Bagdad, tout, autre chose qu’une inoffensive distraction. La mélodie qui change sans cesse, qui naît et qui meurt pour renaître l’instant d’après à une vie nouvelle, évoque avec un rare bonheur l’irrémédiable fragilité de ce qui passe. Il existe un rapport intime entre les lois de la musique et celles de l’univers. Déjà, dans la Grèce antique, les Pythagoriciens avaient poussé fort loin l’étude scientifique de ces analogies ; à une époque encore toute proche de la nôtre, ce sont ces analogies que tenteront d’approfondir, non plus en mathématiciens mais en philosophes, ou en artistes, un Schopenhauer, un Nietzsche, un Richard Wagner.

Ce qui nous importe ici, c’est que, pour ces penseurs, antiques ou modernes, orientaux ou occidentaux, toute vraie musique possède une valeur spirituelle, à la fois métaphysique, psychologique et morale. De même que les combinaisons sonores nous renseignent sur la structure intime de l’univers, elles exercent sur notre âme une action mystérieuse, que les Anciens qualifiaient de magique. Aux sons de la lyre d’Orphée, toute la nature s’émeut : le charme opère sur les rochers insensibles comme sur les ombres de l’Hadès. Et les théoriciens grecs multiplient les suggestions sur ce qu’ils appellent « l’ethos des modes », c’est-à-dire sur l’influence physiologique et morale qu’exerçait sur leurs contemporains un art musical pourtant bien rudimentaire encore. Qu’il me suffise de vous citer quelques lignes du grave Aristote, que j’emprunte au Livre cinquième de la « Politique ».  Rapprochement inattendu, mais combien suggestif, qui prouve le constant souci des Grecs d’introduire dans la politique et les lois l’harmonie qui règle la succession mélodique aussi bien que le cours des astres. « Il suffirait, pour démontrer la puissance morale de la musique, écrit Aristote, de prouver qu’elle peut modifier nos sentiments. Or, certainement, elle les modifie…. Dès que la nature des modes vient à varier, les impressions des auditeurs changent avec chacun d’eux. A une harmonie plaintive, comme celle du mode appelé mixolydien, l’âme s’attriste et se resserre ; d’autres modes attendrissent le cœur, et ce sont les moins graves : entre ces extrêmes, un autre mode procure surtout à l’âme un calme parfait, c’est le mode dorien. Parmi les rythmes, les uns bouleversent l’âme, les autres la calment. Il est donc impossible de ne pas reconnaître la puissance morale de la musique ; et puisque cette puissance est bien réelle il faut nécessairement faire entrer aussi la musique dans l’éducation des enfants. »

Nous reviendrons en terminant sur cette dernière recommandation. Que la musique ait à jouer dans l’éducation un rôle dont il serait difficile d’exagérer l’importance, c’est ce qui résultera tout naturellement des réflexions qui vont suivre. Pour le moment, je ne retiendrai de ce texte ancien que l’affirmation  les rapports entre musique et vie intérieure. Aucun art n’est plus chargé de signification spirituelle, et c’est avec raison qu’Alfred Colling a réuni sous le titre général de « Musique et Spiritualité » une série d’études remarquables sur le pouvoir expressif de la musique. Pouvoir assurément mystérieux, qui est celui de transmettre de l’âme de l’artiste à la nôtre une révélation que Beethoven plaçait au-dessus de toute science et de toute philosophie. Victor Hugo, dans la préface de ses premières « Odes », définissait la poésie : « tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Cette formule, qui est d’un vrai poète, mais que son auteur a parfois trop oubliée, conviendrait mieux encore à la musique. Pas plus que la poésie ne se laisse ramener à l’ensemble des poèmes qu’ont écrits les hommes, la musique n’équivaut à la somme des partitions actuellement existantes : elle est un élément subtil que seuls les artistes les plus inspirés parviennent à capter quelques instants.

Mais ces instants sont d’une telle plénitude intérieure qu’il suffit d’en avoir vécu quelques-uns pour ne plus regretter sa peine et vouloir accéder, grâce à la musique, à une connaissance plus intime de soi-même et du monde. Quelle disproportion, pourtant, entre la richesse de telles émotions et la simplicité des moyens matériels qui nous les procurent ! Nous rencontrons ici une de ces antinomies de la musique qu’Alfred Colling énumère au début de l’ouvrage que je vous signalais plus haut : « Tant d’immensité permet à la musique de résoudre en elle des contraires au premier abord inconciliables. Expressive par essence, elle ne cesse pas d’appartenir à l’inexprimable. Moyen sans doute unique de communication entre les êtres, elle nous confirme dans le sentiment de notre absolue solitude. Elle nous dépersonnalise en exaltant à l’extrême tous les éléments de la personnalité…. Rien de plus fugace que les impressions qu’elle provoque, et cependant elle nous fait pressentir l’éternité. »

Voilà plus qu’il n’en faut, Mesdames et Messieurs, pour rappeler à ceux d’entre vous qui en douteraient encore, que la musique nous offre autre chose qu’un agréable décor sonore, ou même que des joies de pure esthétique. Je reconnais volontiers que certaines analyses dites musicales risquent de nous induire en erreur, de nous décourager par leur aspect exagérément technique. A les lire ou à les entendre, on croirait que le langage des grands compositeurs n’est accessible qu’aux rares privilégiés qui ont pu suivre des cours de composition ou d’harmonie. En réalité, si précieuses que soient les connaissances théoriques, nous sentons qu’elles ne sont pas indispensables, que la musique peut fort bien, par sa seule puissance, nous intéresser, nous captiver, et finalement nous révéler à nous-mêmes. Aimer la musique et la comprendre, c’est découvrir le secret de devenir plus réellement, et plus parfaitement homme. Fréquenter Bach, Beethoven, Schumann ou Debussy, c’est, pour reprendre la formule bien connue d’André Gide, « assumer le plus possible l’humanité », ou en tout cas plus d’humanité que n’en possédera jamais celui que la musique n’intéresse pas. Soyons persuadés qu’il existe, sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoure, des vérités très précieuses que la musique exprime seule. Je voudrais même ne scandaliser personne si j’affirme qu’il est une certaine manière d’être, de penser et de sentir à laquelle n’accédera jamais celui qui manque de sens musical. Cette finesse, ce tact si subtil, les Grecs avaient déjà deviné qu’ils n’appartenaient qu’au « mousikos anèr », c’est-à-dire à l’homme dont toute la vie obéit aux lois de l’harmonie et du rythme. Voici comment Platon s’en explique, dans l’austère dialogue du « Timée » : « L’harmonie, dont les mouvements sont de même espèce que les révolutions régulières de notre âme, n’apparaît point à l’homme qui a un commerce intelligent avec les Muses, comme bonne simplement à lui procurer un agrément irraisonné. Au contraire, les Muses nous ont donné l’harmonie comme une alliée de notre âme, lorsqu’elle entreprend de ramener à l’ordre et à l’unisson les mouvements périodiques qui se sont déréglés en nous. Pareillement le rythme, qui corrige en nous une tendance à un défaut de mesure et de grâce, visible en la plu part des hommes, nous a été donné, par les Muses en vue de la même fin. »

Comment définir de façon plus heureuse les rapports de la musique et de l’humanisme ? Si nous voulons pénétrer plus profondément la nature de ces rapports, remarquons en premier lieu que la musique, art souverainement libre, exige et développe, chez l’auditeur qui veut la comprendre, une vie intérieure intense, le pouvoir d’interpréter dans son propre langage, en fonction de ses harmoniques personnelles, le message encore ambigu que lui transmet une Sonate, un Quatuor, une Symphonie.

N’est-ce point en effet une impression de liberté qu’on éprouve, d’une façon presque vertigineuse parfois, à l’heure où retentissent dans le silence les premières mesures d’une œuvre jamais entendue encore ? Quelles architectures la toute-puissance de l’artiste va-t-elle construire sur ces quelques accords — qu’elle vient de tirer du néant ? Avant même que le mystère ne commence, l’orchestre qui se prépare n’est-il pas riche de possibilités plus merveilleuses encore ? Paul Valéry, dans une page que cite Léon Brunschvieg, évoque « le chaos fourmillant de sons purs et lumineux qui s’élève de l’orchestre quand il s’apprête, et semble rêver avant le commencement… chacun cherchant son la, esquissant sa partie pour soi seul dans la forêt de tous les autres timbres, dans un désordre plein de promesse et plus général que toute musique, et qui irrite avec délices toute l’âme sensitive, toutes les racines du plaisir ».

Liberté suprême, qui est celle de l’esprit, et qui demeure intacte lorsque le musicien compose sous l’influence d’une inspiration irrésistible. L’artiste qu’un souffle divin transporte reste libre de choisir ses moyens d’expression. Ce qu’il reçoit d’en-haut, c’est un rythme, le dessin d’une phrase, la suggestion d’une tonalité. A lui tout le travail de mise en œuvre, la joie de créer de rien qui est, si nous en croyons Racine, la loi suprême de l’artiste en même temps que l’épreuve décisive de sa valeur. Jusqu’au terme de l’œuvre, cette initiative créatrice devra frayer sa route au milieu d’une infinité de possibles. Remarquons en passant que la parole a des exigences plus impérieuses, dans la mesure où l’écrivain veut lui conserver un sens. Les mots d’un poème ne peuvent normalement se succéder dans n’importe quel ordre. De même une statue, un monument, sont achevés. Ce que nous contemplons en eux, c’est la réussite, et notre admiration ne connaît pas d’inquiétude. Le vrai amateur de musique, lui, ignore cette sécurité : d’un bout à l’autre de l’œuvre, il participe malgré lui à l’angoisse créatrice. A certains carrefours de sa route, le musicien donne parfois l’impression de ne plus savoir où il va. Romain Rolland, dans sa magistrale étude sur la « Symphonie héroïque », note ce fléchissement. A peine le gigantesque combat s’est-il engagé que Beethoven hésite, comme un voyageur perdu dans une forêt. « Dès avant la trentième mesure, il perd non la direction, mais le souffle, il se répète, il s’embourbe, il stoppe. Lutte d’autant plus épuisante que Beethoven, s’éloignant du début inspiré, pénètre au cœur touffu du morceau. »

Pour continuer sa route, le musicien ne doit compter que sur lui-même. Comme ceux d’autrefois, les compositeurs d’aujourd’hui revendiquent, peut-être plus farouchement encore, cette totale liberté. Un art aussi savant et aussi rigoureux que celui de Debussy ou de Ravel, n’est-il pas dominé par la préoccupation constante d’éviter les effets faciles, par une recherche obstinée de l’inattendu, de l’imprévisible ?

Bref, la musique est le plus libre des arts, justement parce qu’elle est le plus spirituel. Plus une poésie cherche à se pénétrer de musique, à devenir « poésie pure », pour nous servir d’une expression qui eut son heure de célébrité, plus elle se libère de la contrainte du sens. Une poésie vraiment musicale est une incantation où le son l’emporte souvent de loin sur le sens, elle est, pour reprendre une expression de Paul Valéry, une « hésitation prolongée entre le son et le sens ». Mais le poème ne peut prétendre à cette liberté absolue qui le transformerait en musique. Il n’y parviendrait qu’en s’anéantissant lui-même, tant il est vrai qu’il arrive toujours un moment où la poésie doit choisir entre l’incohérence et l’acceptation du terme, entre être et ne pas être. Quoi qu’on fasse, et malgré cet élément commun qu’est le rythme, la musique est irréductible au langage : la seule parole pleinement libre, c’est la voix humaine qui renonce à se faire comprendre par l’intelligence pour n’être plus qu’un instrument de musique, un instrument pénétré d’esprit qui donne à l’orchestre comme une dimension nouvelle. Que l’on songe au final de la Neuvième Symphonie, aux « Nocturnes » de Debussy, et en générai à toute mélodie chantée dans une langue inconnue. Puisqu’elle n’y trouve rien à comprendre, l’intelligence demeure en repos et l’âme n’est plus sollicitée par rien d’étranger à la musique.

En dehors de ces cas exceptionnels, la parole, même la parole poétique, a ses lois propres qui ne sont pas celles de l’art musical. L’histoire littéraire nous apprend que de très grands écrivains, de très purs poètes ont peu goûté la musique : Flaubert, Lamartine, Verlaine aussi, dit-on ! Rousseau lui-même, admirateur passionné de Gluck et auteur de quelques mélodies agréables, n’a jamais été grand musicien que dans sa prose. Ce n’est pas dans le « Devin du village » qu’il faut chercher le Rousseau symphoniste, mais dans la « Nouvelle Héloïse, dans les « Confessions » et les « Rêveries ». Nous savons d’ailleurs qu’un poème parfait ne peut rien gagner à être mis en musique et qu’une mélodie parfaite se suffit à elle-même. Peu importe que son sens ne soit précisé par aucune parole. C’est à chaque auditeur qu’il appartiendra de découvrir, par lui-même et pour lui-même, le sens de ce qu’il entend. La musique n’a, pas de sens officiel et obligatoire : c’est à nous de lui en trouver un. Née de la liberté de l’artiste, elle est un appel à notre liberté. En d’autres termes, la musique ne nous enrichit et ne nous humanise que si nous allons au-devant d’elle avec une humanité déjà suffisamment riche. Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, d’insister là-dessus quelques instants.

Si nous voulons que la musique nous parle, il nous faut d’abord une mémoire capable de saisir l’unité d’une œuvre en perpétuel devenir, capable en particulier de se rappeler les thèmes générateurs sur lesquels repose toute l’architecture sonore. Il nous faut surtout de la culture, de la vie intérieure, je ne sais quel pouvoir de réagir personnellement en face de ce que la musique nous suggère. Si ce Quatuor me bouleverse alors qu’il laisse indifférents ceux qui m’entourent et l’entendent pourtant dans les mêmes conditions que moi, c’est que je l’aborde avec une âme préparée. L’émotion musicale rapproche assurément les âmes qui la partagent, mais elle les confirme aussi, nous le rappelions plus haut, dans le sentiment de leur absolue solitude. « Rien n’exile comme la ferveur de la musique », observe avec raison Camille Mauclair. C’est que pour exister, pour atteindre surtout sa plénitude expressive, l’œuvre musicale fait appel à ce qu’il y a de plus intime en nous, elle a besoin de se nourrir de notre sang et de notre chair. Sa valeur dépend à la fois de la qualité de l’interprète et de celle de l’auditoire, et vous m’accorderez, je pense, que la musique la plus pure est celle qui exige de l’exécutant comme de ceux qui l’écoutent, le maximum de richesse intérieure. Les âmes vraiment profondes ne veulent pas que la musique s’impose à elles. Loin de confondre la puissance avec le bruit, le charme avec les effets faciles, elles se délectent dans la musique lâ plus discrète, la plus pauvre en apparence. Je songe aux Sonates de Bach pour violon et violoncelle seuls, à cette remarque de Guy de Pourtalès, au début de sa vie de Chopin : « Tout art est riche dans la mesure où vous-même savez lui prêter. Toute âme vous possède dans la mesure où vous faites effort pour la recevoir. » André Gide, toujours à propos de Chopin, proteste contre l’insupportable assurance de certains virtuoses « qui jouent Chopin comme si c’était du Liszt ». A l’exemple de tous les vrais artistes, Chopin « propose, suppose, insinue, séduit, persuade…. Il n’affirme presque jamais ». C’est au pianiste de découvrir peu à peu son interprétation en même temps que nous découvrons la nôtre. Ni sa liberté ni la nôtre n’ont à tenir compte des jugements de la critique officielle. Une même page de Chopin, de Mozart ou de Fauré peut se jouer de bien des façons différentes, toutes également défendables. Camille Mauclair ne va-t-il pas jusqu’à écrire : « Qui sait si Chopin jouait bien Chopin ?… Honorons les mémoires, mais n’oublions pas que les œuvres sont libres et que les interpréter, c’est acquérir le droit de faire jaillir d’elles des beautés en puissance que les auteurs n’ont pas connues et qu’il nous incombait de rendre visibles. L’interprétation, c’est la vie future. »

Plus brièvement, mais avec autant de force, Alfred Cortot, dans son « Cours d’Interprétation », s’en prend à ceux qui proclament que tel doigté, tel accent sont « indispensables ». « Indispensables à quoi ? », demande-t-il. Il faut croire que Serge Rachmaninoff pensait de même lorsqu’après l’épisode central de la « Marche Funèbre » de Chopin, il reprenait « fortissimo » le thème en si bémol mineur que les éditions courantes conseillent de jouer « pianissimo ». Encore une fois, c’est à l’exécutant comme à l’auditeur d’enrichir la musique autant qu’elle-même les enrichit. Concluons-en seulement, avec (cet excellent) Diderot, que « si l’excellente musique a peu de compositeurs, elle a peu de vrais auditeurs ». Les cordes du violon ne chantent bien que si elles sont d’abord tendues en nous, et l’expérience nous apprend qu’on ne goûte vraiment la musique qu’au terme d’une longue préparation mentale et morale. Des artistes aussi parfaits qu’Alfred Cortot rappellent inlassablement la nécessité d’une solide culture générale pour quiconque prétend vivre dans l’intimité des grands compositeurs. Dans le même sens, dans ses « Conseils à un jeune poète », Max Jacob introduit cette recommandation qui va loin : « Condition de la beauté, qu’elle soit en vous. » Que la beauté soit en vous si vous prétendez être un créateur ; qu’elle y soit également, c’est indispensable, si votre ambition se borne à jouir de la beauté qu’ont créée les autres.

Il résulte de là, Mesdames et Messieurs, que notre préférence, avouée ou secrète, pour tel ou tel genre de musique, nous renseigne infailliblement, ou presque, sur le degré de culture que nous avons atteint. Pascal louait les auteurs qui nous apprennent moins ce qu’ils pensent eux-mêmes que ce que nous sommes. Il faut avouer que beaucoup de musiciens, surtout parmi les plus grands, nous rendent, que nous le voulions ou non, le même précieux service. Si nous avons la loyauté d’écarter tout snobisme, de ne pas tenir compte non plus de ces sympathies instinctives, assez rares en somme, qui nous mettent en communion naturelle avec tel ou tel grand artiste, nous reconnaîtrons que l’évolution de notre goût musical est exactement parallèle à celle de l’ensemble de notre culture, c’est-à-dire à celle de notre humanisme. Dis-moi quelle musique tu écoutes le plus volontiers, et je te dirai qui tu es. En général, on commence par le pathétique un peu facile d’un Berlioz ou d’un Lizst, pour finir par Bach, Mozart, ou Debussy, c’est-à-dire par un art merveilleusement sobre et concentré, soucieux d’expression parfaite, mais qu’un amateur superficiel accusera de sécheresse et de monotonie. Il faut une rare culture pour apprécier vraiment la simplicité et pressentir les richesses qu’elle dissimule pour nous laisser la joie de les découvrir. Inversement, nous ne le savons que trop, toute la vulgarité d’un pianiste tient dans la façon dont il massacre quelques mesures de Chopin ou de Schubert. Le mauvais goût des virtuoses, professionnels ou apprentis, est un lieu commun inépuisable : il est aussi un permanent scandale, qui prend par fois les proportions d’un vrai sacrilège. André Gide maudit ces acteurs qui déclament du Baudelaire comme du Casimir Delavigne.

Ajoutons même, si vous le permettez, que notre seule tenue, au cours d’une audition musicale, en dit long, trop long parfois, sur la qualité de notre âme. Sommes-nous de ceux que quelques mesures suffisent à recueillir ; le mystère qui s’accomplit nous arrache-t-il, comme malgré nous, à une conversation à une lecture, nous impose-t-il une attitude respectueuse ? C’est à partir du jour où ce respect devient une exigence, où nous souffrons de voir les autres y manquer, que la musique commence à nous révéler son secret, un secret qui est aussi le nôtre. Plus profondément, plus efficacement que les autres arts parce qu’elle est plus spirituelle encore, elle nous intériorise, nous introduit dans ce sanctuaire intime où la lumière des évidences rationnelles pénètre difficilement. Ce que la musique nous suggère, c’est la joie, l’espoir, la douleur, l’adoration dans leur essence la plus spirituelle. Elle transfigure tout, jusqu’aux plus humbles réalités du monde visible. Au seuil de lâ « Symphonie Pastorale », Beethoven ne nous prévient-il pas qu’il nous livre moins une peinture qu’un recueil d’impressions ? C’est si vrai que, lorsqu’on a épuisé les possibilités d’expression poétique, sculpturale ou picturale d’une idée, d’un sentiment ou d’un rêve, on recourt d’instinct à la musique, comme ces héros de Wagner qui, las de chanter leur douleur ou leur amour, laissent descendre dans l’orchestre le fardeau indicible dont leur âme se décharge. A notre époque, le cinéma se sert volontiers, dans les scènes les plus pathétiques, de ces accompagnements ou intermèdes musicaux, mais il faut avouer qu’à de rares exceptions près, ces décors sonores ne sont pas toujours opportuns ni du meilleur goût !

Quoi qu’il en soit, la musique reste le plus profond des langages, celui que les hommes ne parlent qu’une fois qu’ils ont employé tous les autres. Voilà pourquoi, par exemple, le romantisme et le classicisme n’ont trouvé leur expression musicale qu’après leur expression littéraire. La musique romantique se trouve, par rapport au romantisme littéraire, en retard d’au moins un demi-siècle. C’est que, pour qu’un sentiment, une attitude spirituelle s’expriment en musique, il faut qu’ils aient eu le loisir de pénétrer les zones les plus profondes de l’âme. Entre-temps, les modes littéraires ont changé, ce qui fait dire à l’un de nos critiques contemporains, Bernard Gavoty, que « la musique est la poésie du souvenir, non celle de l’événement ». Ce n’est que de nos jours que l’art musical, il faut le reconnaître, rejoint la littérature dans la commune ambition de nous fournir une vue philosophique du monde, de devenir un art métaphysique. Les œuvres contemporaines confirment, au delà de ce qu’ils avaient pu prévoir, les intuitions d’un Schopenhauer ou d’un Nietzsche. Elles révèlent un souci de vérité transcendante aujourd’hui commun à tous les arts, ne serait-ce que par la préférence très nette accordée à l’harmonie sur la mélodie. On peut certes admirer l’audace d’un art qui ne craint pas d’affronter les problèmes techniques et spirituels les plus difficiles, on peut croire que d’inestimables découvertes viendront récompenser l’effort des artistes, comme celui des penseurs et des savants. Pour d’autres, plus attachés peut-être aux valeurs traditionnelles, la musique risque de ne pas gagner grand chose à vouloir ainsi philosopher. « Ne prétendant plus à la consonance et à l’harmonie, écrit André Gide, vers quoi s’achemine la musique ? Vers une sorte de barbarie. Le son même, si lentement et exquisement dégagé du bruit, y retourne…. Mais qu’y faire ? Quelle folie de chercher à s’opposer à cette marche fatale ! »

Nous n’avons pas à prendre parti dans ce débat. Retenons en seulement que les musiciens, quel que soit leur style » prétendent nous apprendre quelque chose. Le message qu’ils nous apportent, même s’il ne peut se traduire en paroles, n’en est pas moins réel ni moins précieux. Il concerne ces vérités mal définissables, que Camille Mauclair qualifie de « tangentielles », c’est-à-dire ces inquiétudes, ces tendresses, ces rêves qu’on n’exprime pas d’ordinaire, faute de moyens suffisants ou parce qu’on redoute de les regarder en face. « Les hommes frémiraient, écrit Beethoven, s’il leur était donné de savoir à quoi je pense quand je compose. » Les confidences des grands musiciens ressemblent à ces sonorités mystérieuses que Debussy nous fait entendre dans son « Prélude à l’après-midi d’un Faune », murmures indéfinissables qu’on perçoit dans le silence des forêts sans savoir d’où ils viennent, et qui éveillent magiquement l’univers silvestre, avec ses bruissements, ses vapeurs, ses fuites, tous les poèmes qu’on y a rêvés autrefois. Vérités souvent redoutables et troublantes, comme toutes celles qu’on n’ose pas s’avouer, mais vérités consolantes aussi. « Aimer la musique, écrit encore Beethoven, c’est avoir le secret d’être consolé. La musique est une plus haute révélation que toute sagesse et que toute philosophie…. Celui qui comprendrait ma musique serait délivré de toutes les misères que les hommes traînent après eux. »

Puissiez-vous, Mesdames et Messieurs, avoir constaté par vous-mêmes la puissance d’une telle consolation ! La plupart des hommes se consolent avec des mots. « Peu de chose les console, note Pascal, parce que peu de chose les afflige. » Mais il est, croyons-nous, des tristesses, des inquiétudes que la musique calme seule. Il existe chez Bach, chez Mozart, Beethoven ou César Franck des phrases musicales qui respirent une paix, une espérance, une certitude absolument ineffables. A certaines heures nous avons besoin, pour ne pas perdre courage, que ces phrases chantent en nous, comme si elles avaient été écrites pour nous seuls, comme si elles nous apportaient le réconfort d’une présence amie, et pouvaient seules porter le poids de notre bonheur ou de notre souffrance. Quoi qu’il arrive, ce Quatuor ou cette Sonate demeurent éternellement beaux, éternellement vrais. Ils sont cette œuvre de beauté que le poète Keats appelle « une joie pour toujours ». Dans une pièce de Giraudoux, « Intermezzo », un personnage risque cet aveu : « L’homme est plus en sûreté sur une seule note de musique que sur un vaisseau de haut bord. » Qu’il me soit permis d’appliquer à la musique le vers admirable que la brise marine suggère à Valéry, sur la colline où il médite, près d’un rustique cimetière, face à la mer « toujours recommencée » : « Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre ! »

Comment exagérer la valeur d’humanisme d’un art qui nous révèle à nous-mêmes si profondément et dispose avec une puissance magique de nos plus intimes affections ? Comme le vrai poète dont parle notre du Bellay, le musicien est celui qui nous fait « indigner, esjouir, douloir, aimer, haïr, admirer, estonner ». Et pour en arriver là, quelle simplicité de moyens, surtout chez les plus grands compositeurs ! Une mélodie qui parfois se réduit à un fragment de gamme, au plus banal arpège, des combinaisons harmoniques et des rythmes assez communs leur suffisent souvent pour que le charme se produise. Ailleurs, nous devrons nos plus exquises et nos plus secrètes voluptés au seul emploi d’un instrument ou, plus mystérieusement encore, au seul choix d’une tonalité.

Qu’il y aurait à dire sur ces tonalités qui sont à la musique ce que les couleurs sont à la peinture et dont un sûr instinct nous fait pressentir l’importance ! Une tonalité correspond chez l’artiste à je ne sais quelle nuance d’état d’âme qu’elle a pour mission de faire revivre en nous. Dans une page de journal datée du 10 avril 1938, André Gide note : « Ce matin-là, j’étais en mi majeur ; toutes mes pensées comportaient quatre dièzes…. Je transposais en mi toutes les rengaines qui me tympanisaient avec une obstination obsédante. » C’est parce qu’elle sait que la tonalité constitue un élément essentiel d’une belle œuvre, que l’oreille délicate abhorre ces transpositions qui, sous prétexte de facilité ou d’adaptation à différents registres vocaux, altèrent et vont parfois jusqu’à dénaturer la physionomie d’une œuvre. Je songe au troisième Impromptu de l’opus 90, que Schubert avait sans doute des raisons d’écrire en sol bémol et que la plupart des éditions transposent d’un demi-ton. Infidélité pardonnable, prétendra peut-être celui qu’une telle subtilité déconcerte. Il me semble au contraire que tous les pianistes ont remarqué qu’un accord de sol dièze n’a pas la même signification selon qu’on y parvient par le chemin des dièzes ou celui des bémols, et ne sonne pas de même que celui de la bémol, bien que composé des mêmes notes. Durant des années, Beethoven médite d’écrire une  symphonie en ré mineur. Il ne conçoit pas d’autre tonalité pour la « Neuvième Symphonie ». Pourquoi cette insistance, cette obsession si certaines tonalités (toutes peut-être pour un sens musical très exercé) n’avaient une valeur psychologique ou descriptive spéciale. Si l’on en juge par la pratique des plus grands maîtres, le si naturel évoque la pleine lumière de midi qui règne sur des horizons éblouissants, le mi naturel est aussi une tonalité chaude et riche, capable d’évoquer aussi bien les frénésies du panthéisme que les capiteuses délices du rêve et du recueillement. L’ut majeur, tonalité blanche et limpide évoque le calme, la simplicité, une majesté tranquille et sûre d’elle-même. C’est en ut majeur que Beethoven chante le premières lueurs de l’aurore et Mozart la divine sérénité des Olympiens. En général, les tonalités comportant des dièzes disent la lumière et la joie, les bémols rendent à merveille toutes les nuances de la vie intérieure, les plus fugitives comme les plus profondes. On a remarqué la prédilection de Bach pour le si mineur, celle de Fauré pour le ré bémol. De tels choix, que l’on croirait purement arbitraires, répondent chez’ le musicien à une exigence, comme le choix de la couleur chez le peintre. L’artiste ne sait qu’une chose, c’est que cette tonalité, ce rythme, cet instrument nous livreront seuls sa vraie pensée.

Si je me suis tant attardé sur ces détails, c’est pour vous montrer, Mesdames et Messieurs, tout le profit que notre I’sensibilité tire d’une vraie culture musicale. Au contact des grandes œuvres, nous affinons en nous ce sens des nuances qui demeurera toujours, ce me semble, une des qualités les plus exquises de l’humaniste. Mais il est temps que j’en arrive à un avantage autrement précieux, et que je vous rappelle, par quelques exemples, comment la musique bien comprise nous apporte tout un art de vivre, une sagesse dont il faut comprendre les leçons si nous voulons vivre d’une façon plus pleinement humaine.

Chopin, dont nous avons parlé bien des fois au cours de cette causerie, nous apprend tout ce qu’un art parfaitement sobre peut contenir de richesse et d’émotion. Rien ne ressemble moins à Chopin que ce romantisme vulgaire où se complaisent tant de virtuoses. Ceux qui ont connu Chopin reviennent sans cesse sur sa pudeur, sa réserve, sa vie intérieure jalouse de son secret, son horreur du faux pathétique. A toutes les époques, certes, ces qualités en disent long sur la valeur d’une âme. Me permettrez-vous d’ajouter que, de nos jours, elles deviennent si rares qu’on éprouve je ne sais quel soulagement, quelle nostalgie à en découvrir, en feuilletant les Préludes et les Études de Chopin, d’aussi délicieuses expressions ? Laissez-moi vous faire entendre, pour vous reposer de ces longs développements, la première Étude du second livre. Je connais peu de pages plus caractéristiques du style de Chopin.

(Étude op. 25 n° 1, en la bémol.)

En écoutant Schubert, nous comprenons mieux que l’artiste accompli, comme le parfait honnête homme, n’a que faire d’une certaine originalité. Si Schubert ne craint pas de paraître banal, c’est que la perfection revêt souvent des apparences banales. Entre la banalité médiocre et la banalité parfaite, l’abîme est aussi imperceptible qu’infranchissable. Je ne nie certes pas que les pages faciles abondent dans l’œuvre de Schubert. Mais le miracle qu’il réalise, et dont il faut savoir tirer profit, c’est que cette sensibilité infiniment délicate, cette tendresse qui n’a jamais fini de s’épancher, frôlent parfois le sentimental et le vulgaire sans jamais y tomber. N’oublions pas que nous vivons sur un certain nombre de banalités. Quoi de plus banal que l’amour, que le regret, que la beauté ? Et surtout quoi de plus banal que la mort, qui arrive uniformément à tout le monde ? Voici un passage du premier Impromptu de l’opus 142. Vous y verrez comment, au terme d’un très simple exercice de clavier, destiné à stimuler l’inspiration, l’âme lentement se recueille, s’élève et engage avec quelque visiteur mystérieux un dialogue tout pénétré de tendresse et d’une rare intensité d’expression. Ne redoutons ni pour Schubert ni pour nous une banalité qui atteint si vite de telle altitudes !

(Impromptu op. 142, n° 1.)

Avec Wagner, surtout dans la Tétralogie et Tristan, nous goûtons l’ivresse panthéiste d’une âme qui veut se perdre dans l’immensité de la nature. Dans son livre sur « l’Origine de la Tragédie », Nietzsche remarque que cette musique, tout en nous exaltant jusqu’à la frénésie, nous intoxique et nous dépersonnalise. Au milieu de la tempête orchestrale qui lentement la submerge, Iseult  mourante n’est plus qu’un cri d’amour et de douleur. Son histoire, comme celle de Siegfried, nous laisse à penser que l’homme n’est pas libre, qu’il n’est qu’une force aveugle et fatale perdue dans l’immensité du monde comme sa voix dans l’orchestre. Sur qui la comprendrait vraiment, sur qui la vivrait, cette musique pourrait exercer, à la longue, une influence déprimante. Baudelaire et Debussy l’avaient bien compris, ces deux parfaits artistes qui, malgré leurs efforts pour rompre le charme, n’oublieront jamais complètement le murmure des forets wagnériennes et peupleront leurs propres œuvres de dieux, de héros, de constellations. Ajoutons qu’il n’est pas jusqu’au mauvais Wagner qui, comme le mauvais Victor Hugo, ne nous apprenne à vivre en hommes en nous montrant les suites fatales de la démesure, l’horreur et le ridicule.

Mozart ranime en nous le désir, la nostalgie d’une pureté que nous avons perdue. Je parlais plus haut des musiciens qui nous révèlent à nous-mêmes. Nul n’y réussit plus que Mozart, parce que nul ne le cherche moins. Si Mozart nous ennuie, nous paraît puéril et superficiel, la cause est jugée, nous sommes des gens que la pureté, la fantaisie, l’enfance n’intéressent plus. Au contact d’une âme sur laquelle le temps n’a pas eu de prise, d’un artiste qui a reçu le privilège unique de traverser la vie sans se laisser flétrir, force nous est bien d’avouer avec Mauriac que nous avons l’âge de nos péchés, que notre usure est d’ordre spirituel. Et Mauriac continue : « La musique de Mozart est une remontée délicieuse, mais exténuante, vers les sources, une confrontation en nous avec ce qui est perdu, et qui ne pourra être sauvé que grâce à un miracle de l’amour divin, une confrontation de l’homme chargé d’une longue vie coupable, criminelle peut-être, avec l’enfant qu’il fut…. La route est perdue, à jamais perdue…. Un seul raccourci nous y mènerait si nous étions dignes de le suivre, la sainteté…. » Voici, pour illustrer ces fortes réflexions, quelques mesures du Concerto en ut mineur pour piano et orchestre.

(Concerto en ut mineur K. 491, 2e mvt. Larghetto.)

Aux familiers de Beethoven, d’autres découvertes sont promises. Sa musique retrace tous les cheminements d’une âme qui s’élève, au prix de luttes et de souffrances sans nombre, de la révolte à l’acceptation, de la douleur à la joie. Au sommet de l’art musical, la Neuvième Symphonie nous raconte, tout au long de ses quatre parties, ce que fut cet homme qui d’abord chancela sous les coups du destin, puis se ressaisit, se demanda durant des années s’il fallait vraiment qu’il en fût ainsi et finalement comprit qu’il le fallait, accepta dans la joie ce qui l’avait d’abord révolté. « Muss es sein ? Le faut-il ? » — « Es muss sein ! Il le faut ! ». Et cette renonciation totale et douce dont parle Pascal, Beethoven la redit sous mille formes dans ses derniers Quatuors, ses dernières Sonates, en plus d’un passage de la « Messe Solennelle ». Le genre musical auquel il revient sans cesse, le« thème et variations », marque son inlassable complaisance dans un destin désormais compris et loyalement accepté.

(Trio à l’Archiduc, op. 97. Andante cantabile.)

Dieu parle, il faut qu’on lui réponde :

Le seul bien qui me reste au monde 

Est d’avoir quelquefois pleuré.

Telle nous semble être, résumée en trois vers d’Alfred de Musset, la plus haute leçon que nous apporte la musique de Beethoven. Celle de Bach que d’aucuns, non sans quelque raison, préfèrent à toutes les autres, nous maintient sans effort dans ce climat d’adoration. Je voudrais ne choquer personne en affirmant que l’art de Bach, dans ce qu’il a de plus caractéristique, m’apparaît comme essentiellement religieux. Nul ne songe à le contester pour les Passions, les Cantates, les Chorals, les Préludes et les Fugues pour orgue. Mais je prétends que des œuvres en apparence aussi profanes que le « Clavecin bien tempéré », les Concertos, les « Suites », les Sonates s’inspirent toutes d’un même esprit. Ce qui est religieux chez un artiste, c’est son âme, non les sujets qu’il traite. Or, partout, chez Bach, on retrouve la sérénité, la joie saine et forte, un ordre et une proportion des parties qui fait pressentir, au delà des vicissitudes de ce monde, je ne sais quel ordre éternel. Si nous sommes déconcertés parfois par ces caricatures du sentiment religieux que sont le bavardage, l’infantilisme, la sensiblerie, revenons à la musique de Bach, à cet art unique que Dieu pénètre de sa présence sans que l’homme, abîmé dans la prière, perde rien de sa grandeur ni de sa force, de sa santé ni de sa joie. Camille Mauclair a écrit dans ce sens que « Bach nous apprend sur quoi fonder la religion, si celle-ci n’existait pas ». Je vous soumets, en tout cas, comme commentaire à la page que vous allez entendre, et que j’extrais du troisième Concerto brandebourgeois, ces lignes d’André Gide, datées du 1er décembre 1921 : « Ce qui me satisfait le plus aujourd’hui, c’est Bach…. Cela n’a presque plus rien d’humain, et ce n’est plus le sentiment ou la passion qu’il éveille, mais l’adoration. Quel calme ! Quelle acceptation de tout ce qui est supérieur à l’homme ! Quel dédain de la chair ! Quelle paix ! »

(Concerto brandebourgeois n° 3, en sol maj. Allegro final.)

Et la musique française ? Si je ne lui donne aucune place dans ces esquisses psychologiques forcément incomplètes, c’est que je la juge, à tort ou à raison, d’accès beaucoup plus difficile. Loin de moi de lui refuser toute valeur d’humanisme. Je trouve seulement que sa subtilité la condamne à ne satisfaire, à ne combler, en dehors des snobs, que les musiciens parfaits. Il faut une rare culture générale, et surtout une finesse exceptionnelle pour comprendre vraiment Debussy, Fauré ou Ravel, et à plus forte raison des compositeurs plus modernes encore. Chaque chose en son temps ! Mieux vaudra n’aborder ces artistes qu’après avoir profité des richesses inépuisables qu’ont accumulées, au cours des siècles, les artistes dont j’ai parlé plus haut.

Ces richesses, l’analyse musicale a pour but de nous les faire pressentir, et les trop longs développements qui précèdent suffiront, j’espère, à vous prouver qu’une analyse musicale vraiment humaniste doit être pénétrée de psychologie. Quelle formation attendre, je vous le demande, de ces commentaires remplis de détails techniques ou de généralités empruntées à la plus mauvaise littérature ? Présenter une œuvre musicale, c’est avant tout rendre compte de l’impression qu’elle produit sur nous. Tant que nous n’avons pas réagi personnellement à l’audition de cette sonate ou de ce concerto, tant qu’aucune leçon humaine ne s’en est dégagée pour nous, évitons le plus possible d’en parler aux autres, surtout aux jeunes, dont l’éducation musicale est une entreprise aussi passionnante que délicate.

Vous comprendrez, Mesdames et Messieurs, que je ne puisse terminer cet entretien sur les rapports de la musique et de l’humanisme sans vous rappeler les innombrables services que la musique peut rendre aux éducateurs. Inutile, ici, de recourir à l’autorité de Platon ou de théoriciens plus modernes. Il m’a été personnellement donné, comme a beaucoup d’entre vous sans doute, de réaliser sur ce point des expériences décisives. Si j’avais à les résumer en quelques mots, je noterais d’abord qu’en facilitant aux jeunes gens l’intelligence des grandes œuvres musicales, on les met en contact avec des trésors qu’il ne leur est pas permis d’ignorer. N’y a-t-il pas quelque scandale à consacrer des heures de cours à un écrivain secondaire, alors qu’on ne trouve pas même une heure pour révéler à ses élèves Beethoven ou Mozart ? Je sais bien qu’il y a les programmes, et leurs exigences déjà si difficiles à satisfaire. Mais quel éducateur humaniste ignore que les programmes sont encombrés d’un certain nombre de questions inutiles, qui sont là uniquement pour nous empêcher d’en traiter de plus inutiles encore !

Dans un tout autre domaine, la culture musicale favorise incroyablement l’étude des langues, en développant le sens du rythme, le souci de la pureté des sons. Pour bien parler une langue, il faut la parler musicalement.

Qui dira aussi l’utilité de la musique pour qui veut apprendre à développer sa pensée, à la construire. Quelles leçons d’unité rigoureuse au sein d’une perpétuelle mobilité nous donnent à chaque instant les plus grands maîtres ! Plus tard, à l’heure où, au sortir des épanchements de l’adolescence, on cherche un style de vie plus sobre, on fait ses délices de la dialectique austère de la fugue. On découvre avec émerveillement, lorsqu’on voit toute une symphonie sortir de quelques accords très simples, que l’art suprême consiste à faire de rien. Ce sont là des leçons dont le sens moral profite autant que le sens esthétique. Gardons-nous donc, si nous sommes éducateurs, de considérer comme perdues ces heures où la même bienfaisante émotion nous réunit avec nos élèves. Elles sont les plus hautes, les plus pures que nous puissions vivre ensemble, celles dont le souvenir illumine tout le reste. J’ai trouvé, dans les Vérités et Rêveries sur l’Éducation de René Benjamin, cette remarque dont je lui laisse, bien entendu, l’entière responsabilité : « Tout professeur devrait être un artiste, sinon c’est un piètre éducateur. » Sans sortir des limites d’une classe de français, le sens musical permettra au professeur comme aux élèves de découvrir quelles lois subtiles président à l’orchestration d’une page de Rousseau ou de Chateaubriand, au choix des rythmes et des sonorités. Grâce à la musique, nous pénétrons plus avant dans la structure d’une œuvre littéraire, nous y reconnaissons parfois des mouvements variés, analogues à ceux d’une symphonie. En d’autres occasions, il pourra être très formateur de comparer Vigny à Beethoven, Musset à Chopin, Victor Hugo à Wagner.

Il n’est que temps de mettre un terme à ces suggestions dont vous voudrez bien me pardonner la longueur. Je n’ai d’autre excuse que la complexité même de mon sujet. La musique est un mystère immense, qui se dérobe aux investigations les plus subtiles, aux recherches les plus passionnées. Tout ce que je désirais ce soir, c’était de vous en faire pressentir quelques aspects, d’approfondir avec vous quelques pensées, quelques intuitions qui vous sont depuis longtemps familières. Mais je manquerais trop gravement d’humanisme si je n’avouais finalement mon échec. Comprendre la musique, la goûter en humaniste, c’est d’abord la respecter. Aimer Bach, c’est d’abord reconnaître qu’il est inépuisable, s’arracher aux évidences d’une raison trop étroitement logique pour retrouver, sous une forme ou sous une autre, le sens de l’adoration. Les seules âmes vraiment musiciennes sont celles qui confessent, avec Hamlet, qu’il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n’en contient notre philosophie. Ce n’est pas pour rien qu’on parle, de nos jours plus que jamais, d’initiation musicale. Nul n’ignore la valeur essentiellement religieuse d’un terme qui a désigné, durant des siècles, les longs acheminements, les purifications minutieuses qui conduisent le « myste » à plus de vérité, le préparent à l’intimité d’un dieu ! En musique plus qu’ailleurs, il importe de se maintenir dans ces hautes perspectives. Elles seules permettent au plus spirituel de tous les arts de garder sa pleine et authentique valeur d’humanisme.

Jean Pérouse, S. J.

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