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Religion et Art. Quelques réflexions sociologiques.

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Religion et Art
Quelques réflexions sociologiques
Sylvie Peperstraete et Cécile Vanderpelen-Diagre

 

Source: Art et religion

Publisher: Editions de l’Université de Bruxelles

(Bruxelles, 2011)

License: Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International (CC BY-NC-ND 4.0)

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Quel que soit le lieu ou la civilisation que l’on explore, des relations profondes entre religion et art se décèlent. Toujours, l’homme organise l’espace et le temps et cherche à donner un sens à sa vie par des gestes et des paroles qui convoquent la religion et les arts. L’imbrication entre ces deux sphères est à ce point étroite qu’il est souvent difficile d’imaginer qu’elles aient pu et puissent un jour exister isolément. L’art traduit volontiers les  aspects des fonctions religieuses, soit dans le cadre organisé d’un rituel, soit plus spontanément, dans l’expression de la foi personnelle ou collective. Les transcendantaux – le Bien, le Vrai, le Beau – sont, dans ces deux cas, invoqués pour transfigurer et symboliser l’annonce d’un autre monde ; ils servent alors d’intermédiaires entre l’homme, le monde sensible et Dieu.

Mais qui dit transfiguration dit figuration. Les religions font appel aux artistes pour rendre apparent et intelligible l’invisible mais se heurtent souvent à eux en leur imposant des formes. La légitimité de la représentation du divin est alors un enjeu de luttes, dont les manifestations les plus apparentes sont les querelles autour du respect de la Tradition (la querelle des Anciens et des Modernes), la dichotomie entre le profane et le sacré et le problème de l’idolâtrie ; querelles rencontrées selon des modalités et des temporalités différentes par toutes les cultures. Dans la plupart des sociétés anciennes, les tensions sont tacites et difficilement palpables, la pratique créatrice n’étant qu’un prolongement, une composante de l’expérience religieuse. En revanche, dans les systèmes sociaux modernes qui assignent un espace bien défini au religieux, de réelles controverses peuvent éclater entre autorités spirituelles et monde artistique.

Si bien des civilisations ont fait l’objet d’études fouillées sur la manière dont elles articulaient l’art et la religion, force est de constater que très peu de chercheurs se sont attelés à une vue transversale de ces notions. Certes, Mircea Eliade a écrit une Histoire des religions qui cherche à déchiffrer les signes produits par l’homo religiosus des origines à nos jours. Mais, dans sa volonté d’abolir le temps et l’espace, il fait l’impasse sur des distinctions importantes, celles-là mêmes qui produisent les conflits interculturels dont le monde continue d’être le théâtre. Dès lors, les contributions qu’on lira ci-après s’inscrivent dans une perspective comparatiste ayant pour but de souligner les diachronies, les spécificités religieuses (panthéisme-monothéisme, etc.), démarche qui nous a amenées à privilégier une approche institutionnelle. Les questions que nous voudrions poser sont : quelles sont les homologies structurelles et structurales qui permettent aux deux champs de se rencontrer et de communiquer (notion de « croyance », maniement des symboles, convocation de valeurs transcendantes irrationnelles, etc.) et comment les régimes politico-religieux les ont interpellés à travers le temps ? Quelles sont les expressions artistiques les plus perméables à l’idéologie et pourquoi ? Quels codes implicites et explicites l’artiste reçoit-il des instances religieuses ? Comment s’accommode-t-il de ces injonctions ?

Le sacré et le profane, le pur et l’impur

À la lecture des articles qui suivent, on découvrira qu’au fil du temps, le champ artistique et le champ religieux adaptent leur configuration pour mieux s’imbriquer, s’affirmer ou survivre dans l’espace des possibles et des contraintes qu’ils s’imposent mutuellement. Si la notion de champs (que nous empruntons à la théorie des champs de Pierre Bourdieu) 1 ne s’applique qu’en régime de modernité, quand toutes les institutions sont autonomes, la question de la cohabitation entre art et religion semble traverser l’espace et les époques. Comment pourrait-il en être autrement ? Les artistes comme les responsables du sacerdoce poursuivent la même ambition : dire le monde, donner un sens à l’existence et parler d’un au-delà de l’humanité. Chacun doit donc procéder de la médiation du symbolique. Le religieux se sert de la sublimation artistique pour signifier un objet absent et invisible. Les autorités religieuses sont conscientes qu’« une religion ne peut rester vivante, c’est-à-dire conserver son efficace pour l’âme individuelle du croyant, comme pour la culture, que si l’expression symbolique y garde une place centrale, avant toute rationalisation de type dogmatique ou éthique » 2. Comme l’écrivait un philosophe néerlandais récemment avec une pointe d’amertume : « Because revelation can only be  known by using the capacity of the imagination, we can never be certain about our knowledge of God. Instead we can speak about the divine in poetic, imaginative and tentative language » 3.

De leur côté, les artistes ne peuvent s’empêcher de puiser dans l’extraordinaire recueil de récits, de mythes, de métaphores, d’allégories et d’images que contiennent les traditions religieuses – qu’elles soient orales ou écrites – les sources d’un imaginaire dont ils se veulent les porte-parole. D’une manière ou d’une autre, ils empruntent dans

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1 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
2 Jean-Pierre Sironneau, Figures de l’imaginaire religieux et dérive idéologique. Préface de Gilbert Durand, Paris, L’Harmattan, 1993 (Logiques sociales), p. 21.
3 Desiree Berendsen, « Imagine Faith. On Religion and Imagination », dans Hetty Zock (éd.), At the Crossroads of Art and Religion. Imagination Commitment, Transcendance, Louvain, Peeters, 2008, p. 152.

 

les rites, les fonctions et les matières, qu’ils soient sacrés ou non, les composantes de biens qu’ils veulent transformer en objets revêtus d’un statut sacré ; l’économie des objets d’art ne fonctionne que parce que chacun croit à sa plus-value symbolique, de l’ordre du sacré. Par leur caractère sacré, les religions génèrent en outre des mystères (l’inexpliqué, l’inexplicable, l’inconnu, le tabou, etc.) particulièrement aptes à inspirer l’imaginaire ; en témoignent le succès planétaire récent du Da Vinci Code de Dan Brown, ou encore la vogue des bandes dessinées imprégnées d’un univers religieux. Dans une civilisation complètement sécularisée, dépeindre un monde religieux ouvre la porte à un monde exotique, oublié.

Cependant, le partage de bénéfices (le « win-win », dirait-on aujourd’hui) n’est possible qu’à la condition de consentir à certains sacrifices. Religions et arts procèdent de logiques fondamentalement différentes concernant l’autorité, la croyance et le mode de fonctionnement. Dans les sociétés traditionnelles, l’homme pense la réalité comme partagée en « deux catégories de choses radicalement hétérogènes et incomparables entre elles » 4 : le profane et le sacré, soit ce qui émane de l’humain – dont l’art procède – et du divin – ce qui constitue la religion. Distinguer entre ces deux registres suppose de classer le monde et d’établir des lois pour les régir. L’art sert alors à transmettre l’intelligibilité du monde donnée par le religieux mais fait également partie intégrante des rituels visant à permettre à l’homme de peser sur la nature. Dans les sociétés modernes, la classification procède d’une autre logique. L’autorité pour la religion est le(s) dieu(x) et sa (leur) délégation sur terre, les ministres des cultes, tandis que les artistes ne reconnaissent de pouvoir légitimant qu’à leurs pairs. Tandis que les premiers bâtissent toute leur croyance autour de leur foi, les seconds n’accordent de valeur qu’à l’art, à la beauté et à l’esthétique. Enfin, si les religions désignent en général des prêtres pour intercéder entre Dieu et les hommes, les artistes ne cherchent pas un encadrement comparable. Tout au plus s’accommodent-ils de mécènes, de princes qui peuvent être ecclésiastiques ou non. Dans les périodes les plus récentes, ils érigent l’autonomie et la liberté en idéal.

En fonction de leurs traditions, des rapports de force qu’elles entretiennent avec les autres religions et le pouvoir politique, ainsi que de l’état technique de la société où elles s’implantent, les religions privilégient certains arts plutôt que d’autres. Tous n’ont évidemment pas les mêmes vertus illocutoires et performatives. Sans entrer dans les débats philosophiques, sociologiques et neuropsychologiques qui s’attachent à ce qui les différencie, rappelons quelques caractéristiques des arts et interrogeonsnous sur leurs attraits respectifs.

Propriétés des arts

Le visuel et le verbal constituent deux expériences fort différentes. La vision nous met immédiatement en présence de la chose représentée. Cette immédiateté concerne également l’appréhension de l’objet : nous en prenons connaissance dans son intégralité, au premier regard. Pour ce faire, le recours à l’intellectuel ou au verbal n’est pas forcément nécessaire. De la sorte, le spectateur est plus immédiatement mis

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4 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1960), Paris, puf/Quadrige, 2008, p. 120.

 

en contact avec le sensoriel et l’émotionnel. Pour cette raison, les images peuvent être à la fois un instrument de dévotion très efficace, et un média subversif redoutable 5. L’art figuratif est pour l’islam et le judaïsme un art profane, tandis le catholicisme ne l’a pas exclu du culte, l’intégrant parfois dans les objets de la liturgie. L’histoire des rapports de ces trois religions à l’image est instructive.

Dès l’origine, l’islam a refusé d’adopter les images ayant un souffle vital (rûh), c’est-à-dire les humains et les animaux, écarté du culte. Progressivement considérées comme impures, elles sont interdites dans les lieux de prière. Les théologiens craignent tant l’idolâtrie qu’elles peuvent susciter que l’effet de distraction qu’elles peuvent entraîner. Par conséquent, la calligraphie devient l’art majeur de la civilisation musulmane. Cependant, les images sont très présentes dans la vie profane, soit l’espace familial et, à partir du xixe siècle, les lieux publics. Comme partout ailleurs, la modernité a charrié dans les pays musulmans une multiplication exponentielle des images. Face à ce phénomène, les religieux ont cherché à réinterpréter les textes originels pour s’adapter à la situation. Certains autorisent certains types d’images arguant de la nonintervention créatrice de la part de l’homme. En revanche, des religieux d’obédience wahhabite rigoriste refusent toute sorte d’image. C’est de ce courant que se réclament les islamistes qui ont procédé à la destruction des bouddhas de Bamyan en 2001. La question cependant se pose : cette dévastation ne visait-elle pas avant tout le régime politique représenté par les images ? Sous le couvert religieux, ne s’agissait-il pas plutôt d’un acte politique ?

Les autorités catholiques ne valident pas tout l’art figuratif, les vagues iconoclastes qui traversent l’Antiquité et le Moyen Âge en témoignent. Pour se mettre à l’abri de l’idolâtrie et de tout le problème de la confusion entre l’objet représenté et la représentation, l’Église – et avec des modalités fort différentes en Occident et en Orient – en Orient, codifie sans cesse les images pour leur assurer une grille de lecture univoque : les prototypes 6.

La question de la « stéréotypisation » du sacré n’est cependant pas le propre des cultures écrites. Le sociologue Max Weber a montré que les rituels magiques impliquaient la reproduction exacte des comportements et des actes revêtus d’une signification symbolique. « Le plus infime écart par rapport à la forme éprouvée peut en annuler les effets » puisque toute innovation symbolique peut mettre en danger l’efficacité magique, voire même éveiller la colère du dieu ou de l’âme de l’ancêtre. Weber rappelle le sort des magiciens indiens qui, s’ils font des fausses notes lors des rituels, sont immédiatement tués 7. Dans les sociétés traditionnelles, la question de la codification des arts visuels se pose avec d’autant plus d’ampleur que les oeuvres y

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5 Notamment Patrick Vauday, L’invention du visible : l’image à la lumière des arts, Paris, Hermann, 2008 ; Roger Pouivet et al., L’ontologie de l’oeuvre d’art : théorie, pratique, médiation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1997 ; Renée Bouveresse, L’expérience esthétique, Paris, Armand Colin, 1998.
6 On verra aussi Alain Dierkens, Gil Barholeyns et Thomas Golsenne (éd.), La performance des images, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2009 (Problèmes d’histoire des religions, 19).
7 Max Weber, Sociologie de la religion (1913), Paris, Flammarion, 2006 (Champs, 718), p. 91.

 

sont avant tout conçues pour fonctionner, l’efficacité d’une peinture ou d’une sculpture primant sur son aspect esthétique. C’est pour cette raison que les atours d’une divinité doivent être représentés au complet et sous leur angle le plus caractéristique, de façon à s’assurer de l’efficacité de l’image. À cet égard, l’art aztèque, qui fait appel à des combinaisons parfois complexes d’éléments symboliques figurés de façon stéréotypée au point que certains auteurs ont voulu y voir une forme embryonnaire d’écriture, est exemplaire.

Le procédé de stéréotypisation du sacré n’empêchera toutefois pas les protestants de lui reprocher le culte voué à l’image plutôt qu’à la parole et à l’écrit 8. Née dans la foulée de l’invention de l’imprimé, la Réforme se tourne vers une prédication qui impose à chaque croyant de concrétiser le « sacerdoce universel » par un rapport vécu au texte. Il en résulte une méfiance à l’égard de l’image (surtout chez Calvin) qui mène à un nouvel épisode iconoclaste. En réaction, la Contre-Réforme opère une restauration rituelle et une légitimation dogmatique pour établir une nouvelle fonction de l’image qui l’amène à réaliser « un projet liturgique et esthétique cohérent qui en limite la place et la fonction » 9.

De leur côté, les courants protestants se tournent vers le chant, dont ils font une station centrale de la liturgie, ancrant ainsi la parole dans un processus de dévotion, à l’intérieur de temples vides de toute décoration imagée. À la suite du Concile de Trente, le catholicisme se réapproprie à son tour le chant. Mais inquiète de la fuite du sens que la musique peut procurer si les paroles ne sont, soit pas suffisamment intelligibles, soit trop équivoques, l’Église impose des codes de bonnes compositions. Le chant, comme la musique, inspire particulièrement ce type d’encadrement : n’engagent-ils pas le corps ? En éveillant les sens, ils peuvent mener celui qui s’y adonne à l’extase, voire même à la transe. Or, les théologiens se méfient d’une foi trop déliée d’assises théorique et d’un cadre cognitif clair, craignant que la croyance s’en trouve fragilisée. C’est parce qu’elle est perçue comme l’alliance parfaite entre la foi et la raison que la poésie est l’art privilégié de toutes les religions. Langage d’exception, cet art donne accès à un dialogue d’ordre divin. Cette idée repose sur une conception selon laquelle l’écriture et la lecture poétiques sont comparables à une expérience mystique. Par sa musicalité, sa rythmique et l’état méditatif qu’il procure, le poème serait apparenté à l’oraison. Le philosophe thomiste Jacques Maritain distingue la poésie de l’art en général. Liée à la métaphysique et à la mystique, la première est une saisie imparfaite de « l’essence des apparences », marques de la présence divine. En ce sens, elle est supérieure à l’art, pure création humaine, qui n’obéit qu’à ses règles propres 10. En outre, le genre permet d’énoncer des idées sans s’encombrer d’une intrigue ou d’un appareil rhétorique sophistiqué. Courts et rythmés, les vers présentent l’avantage d’être aisés à retenir. Dans cette optique, il s’agit d’exploiter les possibilités mimétiques du poème et, dans la lignée des préceptes de Boileau, de

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8 Notons que la critique protestante va beaucoup plus loin, puisqu’elle englobe aussi le culte des saints et de la Vierge, indépendamment de toute image ou de toute relique.
9 Olivier Christin, Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Minuit, 1991, p. 239.
10 Écrit en 1926, Frontières de la poésie paraît en supplément à la nouvelle édition d’Art et scolastique (Paris, Louis Rouart et fils, 1927).

 

faire valoir la sobriété, la mesure et l’harmonie pour rendre la réalité dans toute sa dimension divine. Loin d’être une expression personnelle, le vers doit être travaillé et permettre au créateur d’apprivoiser ses passions. La fantaisie, domestiquée, est transcendée et l’écrit devient un acte civilisateur 11.

La poésie, contrairement au roman, au cinéma et au théâtre n’a pas recours à la fiction. Or, qui dit fiction, dit risque de trahison ou de déviation d’avec la parole consacrée. Les religions du Livre, en fixant des règles de conduite concernant la croyance, l’organisation de la communauté et le rapport à Dieu érigent des obstacles théologiques dès qu’il s’agit de mettre en scène des protagonistes du livre ou les grandes figures de l’histoire, qu’elle soit sacrée ou profane. Qu’on pense aux terribles débats suivis de condamnation lors de la sortie du livre sur sainte Chantal de l’abbé Brémond (1913), au film Al-Risâla (Le Message) tourné en 1976-1977 par le metteur en scène syrio-américain Mustafâ al-‘Aqqâd ou, plus près de nous, aux polémiques qui ont agité toute la chrétienté autour de The Passion of the Christ de Mel Gibson (2004).

Les éléments d’analyse interne des oeuvres que nous venons de présenter ne suffisent évidemment pas pour comprendre les différentes configurations que prend l’art au fil de l’histoire. Chaque art a des traditions régionales et historiques. Il est impossible de déterminer une essence intemporelle de chacun d’eux. D’autant que les logiques oculaires et les logiques langagières s’interpénètrent pour mieux se renforcer l’une l’autre ; qu’on pense par exemple à l’imago aristotélicienne et aux tableaux ou aux sculptures narratifs. En outre, on ne saurait abstraire l’oeuvre de son contexte d’invention et de réception. Une approche externe, s’intéressant tant aux producteurs qu’aux récepteurs, s’impose dès lors.

Les créateurs, les producteurs, les artistes, les artisans et les médiateurs Le statut des artistes dans la société est évidemment déterminant dans la conformation de l’art religieux. Deux figures paraissent poser particulièrement problème : l’artisan et l’écrivain.

Les artisans, en contact direct avec la substance de la création, peuvent avoir plus de facilité à personnifier la dépendance à Dieu et à ses représentants sur terre : ils ne sont « que » des transformateurs de la matière. Dans certaines religions, ils ont pour mission de copier la création ; on attend qu’ils réalisent la mimesis avec talent. Dans la culture chrétienne, on aura tendance à leur rappeler que la plus belle oeuvre d’art n’est jamais qu’un pâle fac-similé de la nature, le Livre ouvert de Dieu. Il s’agit de rappeler à l’artiste que recréer la création n’en fait pas l’égal de Dieu. C’est la nature qui rend l’homme noble, pas l’inverse.

Dans les cultures traditionnelles, le rapport immédiat à la matière peut conférer aux artistes une certaine puissance et un prestige social. Dans certaines ethnies d’Afrique par exemple, ils sont investis de pouvoirs spéciaux, ceux d’entrer en contact avec les puissances. Ils agissent ainsi comme des prêtres et subissent dès lors

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11 Sur les propriété de la poésie, voir Jean-Pierre Bertrand, « Poésie », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Le Dictionnaire du littéraire, Paris, puf, 2002, p. 445-447.

 

un long apprentissage (avec rite de purification, périodes de jeûne, etc.). Capables de capter l’énergie vitale, ils produisent des objets rituels qui capitalisent les puissances naturelles et surnaturelles 12.

La considération dans laquelle sont tenus les écrivains repose également sur les droits donnés à l’homme de parler de Dieu. Les religions monothéistes ont tendance à dresser une frontière étanche entre les individus initiés qui possèdent ce droit et les autres. Dans ce contexte, il peut s’avérer délicat de manier le Verbe. Comment aborder les questions traitées dans le Livre si on n’y est pas habilité ? Comment parler du monde profane sans être suspect d’a-religion ? Les querelles entre théologiens et écrivains peuvent être violentes. À partir du xixe siècle, la massification de l’imprimé et la croissance exponentielle de l’art romanesque font en outre des écrivains des fauteurs de trouble, coupables de subvertir l’âme de leurs lecteurs. Le roman, fenêtre ouverte sur l’ailleurs, est d’autant plus dangereux qu’il kidnappe l’esprit grâce à la fiction.

Ce sont les mêmes reproches qui sont adressés au théâtre et au cinéma. Néanmoins, ces arts exigent des spectateurs qu’ils s’accommodent d’une temporalité imposée et irréversible, contrairement à la littérature, qui est diachronique (on peut lire un roman par séquence et entre chacune s’adonner à l’interprétation ou à la rêverie). Face à un public assis pour un temps donné, le metteur en scène ou le réalisateur peuvent croire qu’ils ont la capacité d’imposer un message univoque, l’idéal de toute religion. Il n’est dès lors pas étonnant que, dans nos pays, par tradition, depuis les mystères du Moyen Âge jusqu’aux choeurs-parlés de l’Action catholique, l’art dramatique ait été un outil de propagation de la foi très goûté, d’autant qu’il contient toute une dimension participative très attractive, et donc efficace. Bien avant la seconde moitié du xixe siècle, le théâtre est cependant devenu la victime de son succès auprès de l’Église. Outre l’animosité que lui inspire la catharsis, processus qui peut distraire de la raison, les autorités sont méfiantes à l’égard des comédiens et comédiennes, accusés d’avoir des moeurs dépravées. Bien sûr, comme dans le cas du théâtre, ce qu’elles redoutent par-dessus tout c’est un art de masse sur lequel elles n’ont aucune prise.

Les élus et la masse

Le profil social des récepteurs est sans conteste un facteur déterminant dans les choix posés par les autorités religieuses en matière de médias. Aussi loin qu’on remonte dans le temps, les religions font une distinction entre les arts populaires et les arts destinés aux initiés. Plus l’alphabétisation se diffuse et la déchristianisation gagne du terrain, plus l’Église essaie d’établir des systèmes qui établissent des sortes de typologies de biens culturels adressées à des catégories sociales biens définies (la liste d’ouvrages autorisés aux jeunes filles peu instruites n’a rien à voir avec celle des hommes mûrs ayant un lourd bagage scolaire). Face à l’avalanche éditoriale du xixe siècle, l’Église catholique met beaucoup d’énergie dans la censure, mais aussi surtout beaucoup de deniers dans la diffusion médiatique. On voit ainsi comment en période de crise, les religions s’approprient les médias culturels.

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12 Rosalind I. J. Hackett, Art and Religion in Africa, Londres-New York, Cassell, 1996.

 

Qu’il s’agisse d’une culture orale ou écrite, les religions adaptent les arts et les styles artistiques à leur public. En cas de crise, elles privilégient les aspects didactiques et normatifs, le logos des oeuvres. L’exemple aztèque est extrêmement révélateur. C’est en effet lors du dernier siècle d’occupation préhispanique du Mexique central, période de grands bouleversements politiques et de réformes religieuses importantes, que furent produites les oeuvres les plus sophistiquées à cet égard. Cependant, seule l’élite était en mesure d’en comprendre toutes les subtilités. C’est pourquoi les religions doivent aussi concéder aux masses des productions artistiques qui satisfont l’idolâtrie magique.

Comprendre les prédilections esthétiques impose donc de s’interroger autant sur le contexte de la réception que sur les récepteurs. Si l’on en croit Max Weber, la désertion, par les élites de la Rome antique, de la danse et de la musique s’explique parce que la noblesse romaine, composée essentiellement de fonctionnaires rationnels à la tête de territoires parfois immenses, jugerait ces arts inconvenants. Le patriciat grec, en revanche, détiendrait son prestige d’espaces géographiques beaucoup plus modestes ; pour lui, la danse serait un moyen de parvenir à l’extase et, de la sorte, de ressentir ce qui est le plus spécifiquement divin 13. Un autre exemple nous est offert par l’histoire des arts islamiques. Certains historiens avancent en effet l’hypothèse que la prédilection de cette civilisation pour les signes aniconiques peut s’expliquer par le contexte politique de l’islamisation. Devant conquérir et donc concurrencer la présence chrétienne, les dirigeants musulmans, pour se distinguer des symboles iconiques univoques chrétiens bien implantés, auraient choisi l’écriture arabe comme trait caractéristique 14.

En conclusion, nous ne saurions trop dire que chercher à corréler l’essence des arts et l’essence des religions conduit nécessairement à une impasse. Seule une analyse du système de distribution des arts peut être opératoire. Pour ce qui est de notre sujet, il s’agit de comprendre le champ des possibles et des contraintes que les religions ont pu jouer dans leur rôle d’intermédiaires. Nous plaidons donc pour une étude des usages et des pratiques des arts. Comme l’écrit Roger Chartier, « toujours les pratiques sont créatrices d’usages ou de représentations qui ne sont aucunement réductibles aux volontés des producteurs de discours et de normes »  15.

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13 Max Weber, Sociologie des religions, op. cit., p. 353.

14 Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l’image » en islam ?, Paris, Traèdre, 2004, p. 31.

15 Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, p. 13.

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