RÉSUMÉ: Le contexte mondialisé où nous vivons, avec ses drames humains par millions (réfugiés, émigrés, exilés, déportés), aurait tendance à nous faire oublier, devant l’urgence de l’action et l’obligation de la solidarité, la difficulté théorique de la notion d’étranger. De Térence à Plaute, de Freud à Levinas, du monde latin au monde judaïque, de l’antiquité à notre temps, le statut social, mais plus encore, métaphysique de l’Etranger, ne peut en définitive se définir que dans les termes éthiques d’une extériorité non pas « assimilée » mais respectée dans sa transcendance. Mots-clés: extériorité, distance, respect, transcendance.

Source: Carnets. Revue électronique d’études françaises de l’APEF. Deuxième série – 1 | 2014. L’étranger.

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« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger »
Cristina Robalo Cordeiro. Université de Coimbra.

 

1 Qui en effet n’est pas l’Etranger, ou à l’étranger, dans ce monde où rien ne dure, comme le disent à la fois La Bible et le Coran, et la plupart des autres livres sacrés ? Amateurs de littératures, d’arts et de langages, soucieux de transmettre au prochain des valeurs immatérielles, ou au moins de bons sentiments, comment ne nous sentirions-nous pas des exclus, des proscrits, des sans-papiers dans ce siècle cupide et cruel où seul l’argent est partout chez lui ?

2 Il me serait donc facile, car le thème et l’époque s’y prêtent, de prêcher un sermon dans le genre ascétique sur les biens et les êtres qui ne sont pas de ce monde mais c’est une conférence littéraire – et autant que possible agréable – qui m’a été demandée et, comme la matinée a déjà été longue et pleine, je ferai mon propos clair et schématique.

3 Voici alors mon plan : je m’interrogerai d’abord sur la formule célèbre de Térence, que vous avez aperçue dans le titre de mon intervention : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». C’est la première thèse, exprimant un humanisme ou un immanentisme intégral : tout ce qui humain est en moi, je suis dans tout ce qui est humain.

4 A cette affirmation généreuse, il sera facile d’en opposer une contraire, d’un implacable pessimisme, et qui, curieusement, vient de l’autre grand génie comique que nous a laissé la littérature latine : « L’homme est un loup pour l’homme », lit-on dans La Comédie des Ânes, où Plaute, longtemps avant que la formule n’ait été reprise par tous les réalistes de l’histoire, sape à la base toute illusion de fraternité humaine. C’est la deuxième thèse ou l’antithèse : l’inhumain règne en maître absolu dans les rapports entre les hommes et, plus psychanalytiquement, dans les rapports entre l’homme et lui-même.

5 Naturellement, comme j’ai appris à faire des dissertations tripartites lorsque je fréquentais la faculté de lettres de Poitiers dans ma condition de boursière étrangère du gouvernement français, je me sens tenue de vous proposer un troisième moment qui essaiera, contre Térence, mais contre Plaute aussi bien, de montrer d’une part que l’humain n’est pas immédiatement assimilable et intégrable à l’humain (l’inclusion ou l’intégration, certes, ne vont pas de soi), mais que l’exclusion, je dirais même la forclusion (représentée par « le loup ») dissimule ou occulte la nécessité éthique d’une extériorité fondatrice d’un vrai rapport humain, – et appelons déjà « transcendance » cette extériorité.

6 Autrement dit, et quitte à appauvrir un peu le problème, c’est de la notion abstraite d’extériorité que je ferai le pivot de ma réflexion sur l’étranger.

7 Une autre façon, moins sèche ou plus ingénue, de poser la question serait la suivante : « l’extériorité » est-elle l’empêchement ou la condition de la réussite du rapport entre les hommes ?

8 Commençons donc par cette extraordinaire formule que Térence met dans la bouche de Chrémès dès la première scène de l’Héautontimoroumenos.

9 N’est-il pas curieux qu’une sentence aussi sublime provienne non d’un traité d’un philosophe stoïcien, Epictète ou Sénèque, raisonnant sur la vertu de philanthropie, mais d’une simple comédie bourgeoise où un propriétaire, Chrémès, interroge son voisin, Ménédème, sur la dure besogne qu’il s’impose du soir au matin dans son champ comme s’il se punissait de quelque chose, peinant à la tâche plus que ses propres esclaves ? Et le vieux bougon de Ménédème de lui répondre : « Chrémès, tes affaires te laissent-elles assez de loisir pour que tu t’occupes de celles des autres, et de ce qui ne te regarde nullement ? » A quoi l’affable Chrémès réplique : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (en citant la traduction française la plus répandue car le mot « alienum » peut aussi être rendu par « indifférent »).

10 Ainsi cette maxime, toute débordante du « lait de la tendresse humaine », surgit au détour d’une banale conversation entre deux voisins qui se connaissent à peine puisque Ménédème vient tout juste de s’installer dans le pays et qu’il n’est encore pour Chrémès qu’un inconnu dont la conduite insolite l’intrigue.

11 Certes, on pourrait réduire à une banale manifestation de curiosité ou d’indiscrétion cet intérêt pour l’autre, et c’est bien ainsi que le prend Ménédème. Mais n’est-ce pas plutôt – bien au-delà du contexte comique de la pièce – un de ces moments exceptionnels, où, selon Bergson, la morale fermée, sous la poussée d’une valeur nouvelle – ici l’amour du prochain – se fait morale ouverte ou universelle ?

12 Je ne m’attarderai pas sur Térence, ancien esclave carthaginois acheté, éduqué, affranchi et adopté par le Sénateur romain qui lui donnera son nom. La destinée même du dramaturge, favorisé des dieux, l’inclinait peut-être à croire à la clémence naturelle de l’homme et à l’espèce de proximité affective qui traverse les murs entre les races, les castes et les classes. Térence a-t-il été sensible à l’influence de la philosophie du Portique ? Les historiens en discutent.

13 Mais on sait que, chez les Stoïciens, l’affirmation d’une fraternité universelle se conciliait sans difficulté théorique avec la plus ferme réprobation de la pitié. C’est que la fraternité stoïcienne intéresse la seule Raison, alors que la compassion reste une passion, c’est-à-dire une faiblesse. Ceci pour dire que le bon Chrémès, conseillant à Ménédème de ménager sa peine, est moins un disciple de Zénon de Citium ou de Cléanthe, moins un chrétien avant la lettre que, tout bonnement, un citoyen débonnaire faisant preuve d’une sollicitude simple et sincère pour son vieux voisin.

14 D’ailleurs, ne précise-t-il pas lui-même que, je cite, « le voisinage est un lien assez semblable à l’amitié ? » Ce qui signifie aussi qu’un voisin ne peut pas être tout à fait un étranger même si on le connaît d’hier, au moins en tout cas à la campagne, loin de l’anonymat des grandes villes. En d’autres termes, rien de ce qui est humain, chez mon voisin, ne peut m’être indifférent puisque il s’agit de mon voisin et presque déjà d’un ami. Précision qui ne va pas sans beaucoup restreindre l’universalisme de cette déclaration d’amour du genre humain et qui nous empêche malgré tout de l’apparenter trop rapidement au commandement biblique « aime ton prochain comme toi-même ».

15 Je n’aurai pas du reste l’imprudence de m’engager sur le terrain de la théologie morale même s’il me paraît important (au passage) de rappeler la distinction que les Israélites établissaient entre l’étranger de passage, appelé « nokri », et l’étranger résidant, dénommé « ger ». Ce dernier, comme le métèque athénien, avait un statut officiel, qui lui permettait de participer au culte et qui le contraindra, au retour de l’Exil, à intégrer totalement la communauté des croyants, devenant ainsi un prosélyte. Avec l’inclusion des « gerim », le cercle racial d’Israël a été rompu, plusieurs siècles avant l’ouverture chrétienne aux gentils de toutes les nations, moment d’universalisme absolu, où il n’y a plus d’étrangers aux yeux d’un Saint Paul. Plus d’étrangers sur terre puisque tous sont frères. Ces anciennes idées, dialectisées ou déconstruites et reconstruites, ces derniers temps, par Badiou, Derrida, Slavon Jijek et d’autres, semblent aujourd’hui avoir fait peau neuve et nous donnent la possibilité de reprendre à nouveaux frais la question de l’Etranger.

16 Mais, incontestablement, c’est Plaute et non Térence le moraliste de notre société néolibérale. Darwin nous a redit, évoquant la lutte pour la vie, que l’homme est un loup pour l’homme, l’homme ou, en termes plus postmodernes, le sujet néolibéral qui, dans la jungle du marché global, n’a rien à faire de la solidarité humaine.

17 Ce serait pourtant une opposition simpliste qui nous ferait passer de la sympathie de Térence –quelle que soit la manière dont on l’interprète – à l’agressivité de Plaute – quel que soit le contexte qui la nuance. Le problème de l’Etranger serait, psychologiquement et métaphysiquement, moins complexe s’il était tout bonnement l’autre que moi alors qu’il est d’abord l’autre de moi (sans même faire de chacun nous un schizophrène !)

18 Car l’étranger est d’abord en nous, comme le répètent tous les connaisseurs de la conscience humaine. Si j’étais en paix avec moi-même, ce serait déjà un début de paix universelle. Faire de l’étranger une pure extériorité, c’est, au moins en termes spirituels, se condamner à ne rien comprendre à l’étranger en chair et en os que j’ai en face de moi. L’homme est, en premier lieu, un loup pour lui-même.

19 Plutôt que d’aller demander à Nietzsche de nous fournir quelques aphorismes bien frappés sur la mauvaise conscience et le ressentiment, ces deux fauves, humains et trop humains, qui nous rongent les entrailles, je me tournerai vers un psychologue, j’allais dire un humoriste français dont la spécialité est de dénoncer les paradoxes de l’identité.

20 Voici donc un fragment des Cahiers de Paul Valéry où la notion d’étranger se voit curieusement subvertie. J’extrais ces quelques lignes du dossier « Le Moi et la Personnalité » :

Plus une personne est « consciente » plus son personnage, plus ses opinions, ses actes, ses caractéristiques, ses sentiments propres lui paraissent particuliers et étranges, – étrangers. Elle tendrait donc à disposer de ce qu’elle a de plus propre comme de choses extérieures. Il faut bien que j’aie des opinions, des habitudes, un nom, des affections, des répulsions, un système du monde, comme il faut bien que le mur de ma chambre ait une certaine couleur. Je ne suis à toutes ces déterminations que ce que la lumière est à cette couleur. Il est difficile de concevoir que la lumière soit de même nécessité que la couleur. Elle pourrait éclairer quoi que ce soit.

– Comment vous appelez-vous ? – Je ne sais pas.
– Votre âge ? Je ne sais pas. Votre lieu de naissance ? Sais pas.
– Profession ? – Sais pas…
– C’est bien. Vous êtes moi-même (Valéry, 1973 : 303).

21 Ce petit dialogue semble sortir du théâtre de l’Absurde. Il ne fait que déstabiliser à plaisir la frontière de l’un et de l’autre sous le regard de la conscience absolue qui ne veut rien savoir des différences empiriques distinguant les individus. Qui que ne nous soyons, nous sommes étranger à nous-même car nous est personne. Nous pénétrons ici dans l’espace de la psychopathologie de la vie quotidienne où, chez certains sujets, comme chez Valéry, le sentiment du dédoublement et de la contingence de l’être s’accuse à chaque réveil. Cet étranger que j’aperçois dans le miroir, si différent du moi pur ou transcendantal que me révèle le Cogito, et que je serais prêt à détruire par le feu comme le Horla du Conte de Maupassant, nous conduirait vers une métaphysique spéculaire où nous attend l’imaginaire de Lacan, pour qui, nous le savons, il n’y aurait pas de reconnaissance de soi sans le passage par l’image de l’autre.

22 Mais, rassurez-vous, je ne me risquerai pas dans les profondeurs subtiles du stade du miroir pour faire rendre toute sa force à la position morale ou immorale de Plaute. Déjà Freud parlait, dans Psychologie des masses et analyse du moi, de ce « narcissisme des petites différences » mais il le faisait en termes sociologiques, voire ethnologiques, plus proches du centre de la problématique de notre colloque. Que, pour lui, l’homme soit un loup pour l’homme ne fait pas de doute mais c’est, si l’on peut dire, pour la bonne cause, dans la mesure où il faut bien qu’un groupe ait un ennemi pour assurer sa propre cohésion et sa santé sociale en portant sur un objet extérieur sa destructivité. Je crois préférable de vous lire plutôt que de vous résumer le long passage suivant qui constitue, en quelque sorte, une analyse du « complexe de l’Etranger », pour ne pas dire une « distopie », l’envers du mythe du Royaume de Dieu, du Paradis sur terre ou de la société sans classes :

Il n’est manifestement pas facile aux hommes de renoncer à satisfaire ce penchant à l’agression qui est le leur ; ils ne s’en trouvent pas bien. L’avantage d’une sphère de culture plus petite – permettre à la pulsion de trouver une issue dans les hostilités envers ceux de l’extérieur – n’est pas à dédaigner. Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression. Je me suis une fois occupé du phénomène selon lequel, précisément, des communautés voisines, et proches aussi les unes des autres par ailleurs, se combattent et se raillent réciproquement, tels les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Nord et ceux du Sud, les Anglais et les Ecossais, etc. J’ai donné à ce phénomène le nom de « narcissisme des petites différences », qui ne contribue pas beaucoup à l’expliquer. Maintenant, on reconnaît là une satisfaction commode et relativement anodine du penchant à l’agression par lequel la cohésion de la communauté est plus facilement assurée à ses membres. (Freud, 1995 : 56-57)

23 L’histoire donne raison à Freud que bien des signes contemporains alertaient sur l’inévitabilité d’une résurgence de l’antisémitisme dans la nation allemande en proie à une crise économique et sociale sans précédente. Au chapitre 5 du Malaise dans la culture, il se livre à une féroce critique du commandement biblique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », qui, à l’en croire, biologiquement parlant, ne tient pas debout. Faut-il en effet aimer l’Etranger ? Le jugement de Freud est sans appel et je reproduis une page particulièrement révélatrice de son allergie à l’idéalisme, qu’il soit de Térence ou de Saint Jean. Mais Plaute, lui, y trouverait son compte:

Nous seulement cet étranger n’est pas, en général, digne d’être aimé, mais je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité, voire à ma haine. Il ne semble pas avoir le moindre amour pour moi, ne me témoigne pas le plus infime égard. Quand cela lui apporte un profit, il n’a aucun scrupule à me nuire, sans se demander non plus si le degré de son profit correspond à l’ampleur du dommage qu’il m’inflige. D’ailleurs, il n’a même pas besoin d’un tirer un profit ; pour peu qu’il puisse satisfaire par là tel ou tel désir, il n’hésite pas à me railler, m’offenser, me calomnier, faire montre envers moi de sa puissance ; plus il ressent d’assurance, plus je suis en désaide, plus je puis m’attendre avec assurance à ce qu’il se conduise ainsi envers moi. S’il se comporte autrement, s’il me témoigne à moi, l’étranger, égards et ménagements, je suis prêt, de toute façon, sans le fameux précepte, à lui rendre exactement la pareille. D’ailleurs, si ce commandement grandiose disait : « Aime ton prochain comme ton prochain t’aime », je ne le contesterais pas. Il y a un second commandement qui me semble encore plus inconcevable et déchaîne en moi une rébellion encore plus véhémente. C’est : « Aime tes ennemis ». Si je réfléchis bien, j’ai tort de l’écarter comme une exigence encore plus abusive. C’est au fond la même chose. (Freud, 1995 : 52)

 

24 N’oublions pas que ces lignes, singulièrement virulentes, ont été écrite à une petite distance de Berchtesgaden, où quelques années plus tard, Hitler installera son « nid d’aigle ». Jamais peut-être dans l’histoire, l’Etranger n’aura été envisagé d’un œil aussi clinique – faut-il dire cynique ? – au moment même où les camps d’extermination vont les faire disparaître par millions.

25 Après avoir montré que Plaute dans son pessimisme radical peut compter sur d’éloquents avocats et tout en rappelant que, malgré tout, Freud espère encore à cette époque (1931) que « l’Eros éternel » l’emportera sur l’instinct de destruction si profondément enraciné dans la bête humaine, il me faut maintenant, pour achever mon parcours, et comme je l’annonçais en commençant, suggérer qu’il y a une transcendance de l’extériorité et qu’à vouloir à toute force abolir la distance qui nous sépare de l’Etranger, dans la meilleure des intentions, on s’expose du même coup à abolir le « Prochain » et à interdire tout dialogue avec lui.

26 Qu’il n’y ait pas de prochain sans la préservation d’un lointain, disons d’une distance, c’est le paradoxe que je vous invite à méditer avec moi dans cette troisième tentative d’appréhension de l’Etranger.

27 On peut en effet être tenté d’imaginer un monde spirituel où l’intimité régnerait entre les consciences, comme le fait Proust, par la négative, lorsqu’il définit l’amour comme le temps et l’espace rendu sensibles au cœur. Ne sont-ce pas et le temps et l’espace, surtout l’espace, qui nous séparant les uns des autres nous font aussi connaître la douleur de la solitude et le désir de la réunion ? Le cinéma, aujourd’hui (et je pense à quelques très beaux films proposés dernièrement à la Fête du Cinéma français) quand il se tient au plus près du vécu communautaire des milieux de l’immigration), met à nu cette misère de la condition urbaine, ou suburbaine, où la promiscuité physique des groupes ethniques entassés dans le même sordide HLM exerce une poussée centrifuge sur chacun des individus, des couples ou des foyers familiaux. Pourquoi tous ces malheureux étrangers ne sont-ils pas plus proches les uns des autres, serrés pourtant comme ils sont les uns contre les autres ?

28 Un sage métaphysicien répondrait que la relation authentique ne s’établit que dans l’extériorité. Encore faut-il savoir de quelle extériorité il s’agit. On trouverait, je crois, dans les livres les plus récents de Judith Butler plus d’une observation suggestive sur ce que la compréhension de l’autre implique comme acceptation de la part étrangère en soi ou encore sur la nécessité de l’action comme préalable au repérage de la position du sujet envers les autres. Ce sont là des directions intéressantes qui nous feraient aborder la question de l’Etranger du point de vue d’un post-féminisme extrêmement prometteur. Mais j’avoue que je maîtrise encore trop mal ces notions pour les mettre en œuvre au moment de conclure. Vous m’autorisez donc à me placer sur un terrain plus sûr en construisant ma péroraison sur la pensée d’Emmanuel Levinas.

29 Reprenons donc les choses du début. Térence faisait de l’Autre, disons de l’Etranger, un alter ego, de même que, de son côté, la philanthropie stoïcienne n’était qu’une philautie – un amour de soi déguisé, tous les individus se fondant dans l’Unité de la Raison. C’est pourquoi je peux bien m’intéresser à l’autre comme à un autre moi-même. Dans l’Etre, nous sommes voisins et solidaires comme les pièces d’un système. Et pour une philosophie moniste, l’altérité, la multiplicité, la diversité sont des espèces de scandale, des « étrangetés » au sens fort. Ramené sur un plan plus actuel et plus concret, cela veut dire que, à nier la différence métaphysique de l’étranger, je ramène le monde humain à l’abstraction vide d’un théorème. Qui trop embrasse mal étreint : c’est ce qu’un certain personnalisme pourrait reprocher à la sublime maxime de Térence.

30 Mais ce n’est pas dans l’inhumain, encore plus abstrait et hégélien, du Loup de Plaute que l’Etranger retrouvera la dignité de la séparation ontologique. Les hommes, dans cette conception, cessent d’être des hommes, c’est-à-dire, selon l’expression kantienne, non pas seulement des moyens, mais des fins en soi, des personnes dignes de respect. Pour accéder à l’autre, nous dit Lévinas, il faut passer par l’Infini. L’absolument autre, c’est l’étranger ou l’homme libre qui peut m’instruire, par lequel je peux être instruit parce que l’enseignement est la transcendance du langage de même que l’Eros est la proximité de l’autre intégralement maintenu dans la distance. Le philosophe Jean Lacroix, commentant Totalité et Infini, rappelle la féconde conception que le philosophe se fait de la paternité qui constitue une relation avec un Etranger, qui tout en étant autrui est moi, sans pour autant être un alter ego. Ce qui implique que toute connaissance d’autrui est éthique : la métaphysique de l’Étranger, selon Levinas, est un personnalisme. Ou, en termes kantiens, que l’autre, s’il ne peut être objet d’amour (et ici Kant rejoint le pessimisme freudien), doit être, dans la distance qui m’en sépare, un objet de respect.

31 Laissez-moi donc, pour faire in extremis amende honorable, vous lire les lignes de Rilke citées par Gaston Bachelard à la fin d’une méditation intitulée « Fragment d’un journal de l’homme ». Elles ont l’avantage de redire, dans les termes les plus simples et les plus tendres, que si la séparation est constitutive de la condition humaine, deux âmes étrangères peuvent malgré tout partager leur inexorable solitude et y trouver une consolation.

32 Rilke, dans le premier cahier des Chicorées sauvages, écrit :

Homme du peuple, mon ami ! écoute une toute petite histoire. Deux âmes solitaires se rencontrent dans le monde. L’une de ces âmes fait entendre des plaintes et implore de l’étrangère une consolation. Et doucement l’étrangère se penche sur elle et murmure : Pour moi aussi c’est la nuit.
Cela n’est-il pas une consolation ? (Bachelard, 1970 : 254)

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BIBLIOGRAPHIE
Bachelard, Gaston (1970). Le Droit de Rêver. Paris : PUF.

Freud, Sigmund (1995). Le Malaise dans la culture. Paris : Quadrige / PUF.

Valéry, Paul (1973). Cahiers. II. Paris : Gallimard. « Bibliothèque de la Pléiade ».

POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique: Cristina Robalo Cordeiro, « « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » », Carnets [En ligne], Deuxième série – 1 | 2014, mis en ligne le 30 mai 2014, consulté le 04 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/carnets/1241 ; DOI : https://doi.org/10.4000/carnets.1241

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