Source: Art et religion. Publisher: Editions de l’Université de Bruxelles. (Bruxelles, 2011)
License: Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International (CC BY-NC-ND 4.0)
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In toltecatl : l’artiste et son oeuvre dans la tradition religieuse aztèque
Sylvie Peperstraete
Dans la culture aztèque (Mexique central, c. 1200-1521), l’imbrication entre les arts et la religion était à ce point étroite qu’il est impensable de les envisager séparément. Les oeuvres d’art évoquent presque invariablement les divinités auxquelles les cérémonies étaient dédiées, tandis que l’homme n’est représenté que comme prêtre, pénitent ou sacrifié. Même lorsque l’iconographie d’une oeuvre nous semble profane, le contexte archéologique de la découverte indique souvent qu’il faut tout de même l’interpréter dans une optique religieuse : ainsi, les sculptures de grenouilles en ronde-bosse retrouvées au pied du temple dédié à Tlaloc, le dieu de la pluie, au sein de l’enceinte cérémonielle de Mexico-Tenochtitlan, renvoient-elles clairement à cette divinité et à ses connotations.
Les champs artistique et religieux fonctionnent toutefois de façon fondamentalement différente. La liberté créatrice se heurte fréquemment aux formes et codes imposés par la religion. Chez les Aztèques, un système complexe de symboles permettait aux deux champs de se rencontrer et de communiquer. Mais, en dépit d’une documentation abondante sur la religion des anciens Mexicains et sur leurs oeuvres d’art, nous ne savons que très peu sur le statut de l’artiste et la façon dont ses réalisations étaient perçues dans la société. C’est donc particulièrement sur cet aspect que je vais me pencher dans le cadre de ce texte.
La religion aztèque et sa place dans la société
Le panthéon aztèque impressionne par sa richesse et sa complexité. Comme l’explique à sa façon le chroniqueur métis Juan Bautista Pomar, les anciens Mexicains « avaient de nombreuses idoles, à tel point qu’ils en avaient presque une pour chaque chose » (1). Chaque aspect de leur environnement – les forces naturelles, les animaux et les plantes, les cours d’eau, les montagnes, les astres, … mais aussi par exemple des instruments de travail ou de jeu – pouvait en effet se voir qualifié de teotl, terme qui peut se traduire par « dieu » mais a également un sens beaucoup plus large de chose grande, exceptionnelle, merveilleuse, extraordinaire (2). On attribuait à ces teteo une image anthropomorphe ou anthropozoomorphe, avec un nom et des atours bien définis, et un double ou alter ego de forme animale (3). Ces personnifications n’étaient pas destinées à rendre l’essence même des teteo, mais bien à évoquer leur champ d’action par métaphore et, de façon plus pragmatique, à tenter d’entrer en communication avec eux, afin de se les concilier au moyen de prières et de rites.
La liste des noms actuellement connus de ces divinités occuperait à elle seule de nombreuses pages. Et que dire alors de ces groupes de quatre cents dieux (divinités du pulque, Mimixcoa, …), dont quelques-uns à peine sont nommément cités dans les documents anciens ? Plus de soixante-dix édifices étaient dédiés aux différents teteo dans le centre cérémoniel de Mexico, sans compter les temples de quartiers. Chaque grande ville avait son propre centre ainsi que ses divinités tutélaires. Notons cependant que seuls certains dieux, comme Huitzilopochtli, étaient propres aux Aztèques. D’autres, comme Tlaloc ou Quetzalcoatl, étaient bien plus anciens et communs à presque toute la Mésoamérique. Henry B. Nicholson a proposé de les organiser en trois groupes : les dieux célestes créateurs, les dieux de la pluie et de la fertilité, et enfin les dieux de la guerre et du sacrifice, chaque groupe étant composé de différents « complexes » présidés par des dieux importants (4). Au-delà de cette classification certes très commode, il faut souligner le caractère dynamique des dieux aztèques, qui peuvent se présenter sous différents aspects ou échanger leurs attributs en fonction du contexte dans lequel ils sont présentés (5).
Afin de bien comprendre l’implication de la religion aztèque dans le champ artistique, il est utile de préciser la place qu’occupait cette dernière dans la société. En Mésoamérique comme dans beaucoup d’autres civilisations anciennes, la religion ne constituait pas un domaine nettement différencié des autres et il n’est donc pas surprenant d’en observer des manifestations en une multitude d’endroits, des actes politiques aux moindres détails de la vie quotidienne. Alfonso Caso a été jusqu’à écrire que la place de la religion était, chez les Aztèques, « si importante qu’il n’est pas exagéré de dire que leur existence entière tournait autour de leur religion et qu’il n’y avait pas un seul acte, public ou privé, qui n’était pas imprégné de sentiment religieux. (…) La religion réglait le commerce, la politique et les conquêtes, et elle intervenait dans chaque événement de la vie de l’individu, depuis sa naissance jusqu’à ce que les prêtres brûlent son corps et enterrent ses cendres » (6). Il me semble toutefois nécessaire de nuancer quelque peu ces propos. S’il est vrai que les civilisations mésoaméricaines ne disposaient pas d’un terme spécifique pour désigner la religion, ce domaine n’était pourtant pas totalement indistinct aux yeux des Aztèques. Dans les Colloques des Douze, on remarque en effet que les sages indiens, discutant avec les douze premiers missionnaires arrivés au Mexique en 1524, établissent une distinction entre ce qu’ils nomment le domaine des prêtres – le teotlatolli, « discours (sur le) divin » – et le domaine des nobles – teoatl tlachinolli, la guerre (7).
Qui étaient les artistes ? Comment percevaient-ils leurs créations et quel était leur rôle dans la société ? Ces questions sont extrêmement mal connues des mexicanistes. Nous ignorons presque tout des artistes et de leur statut. Quant au discours sur l’art, il est quasiment absent et le peu que nous avons n’apparaît de toute façon qu’après la Conquête, sous forme de réponses laconiques à des questionnaires établis par des missionnaires, le franciscain Bernardino de Sahagún en tête. Le contraste avec la quantité d’oeuvres retrouvées sur les sites aztèques est saisissant. On ne s’étonnera donc pas de constater qu’il n’existe que peu d’études sur la question : seuls Miguel León-Portilla et Esther Pasztory se sont aventurés à y consacrer quelques pages (8). Commençons par faire le point sur nos sources. Les données préhispaniques sont tout bonnement inexistantes. Il faut donc nous tourner vers les documents du début de l’époque coloniale et, comme souvent, c’est parmi les informations collectées auprès
des informateurs de Sahagún que nous trouvons les données les plus intéressantes (9). Dans le livre x de l’ouvrage du missionnaire franciscain, consacré notamment aux métiers exercés à l’époque préhispanique, figurent ainsi une liste et une courte description de différentes sortes d’artistes. Par exemple, le lapidaire est dépeint comme suit :
Tlatecqui
In tlatecqui, tlanonotzalli, nonotzqui, nonotzale, tlaximatini, tlachiquini, tlapetlaoani tlaxaluiani, tlatzinacancuitlaujani, tlateuxaluiani, tlaquetzalotlauiani, tlaiottouiani tlaiottoui.
(…) In tlaueliloc tlatecqui : tlateteçoani, tlachachaquachoani tlatetecuitzoani, xolopitli, totoli : tlateteçoa, tlachachaquachoa tlatlapana tlatextilia, tlatlacoa tlaitlacoa, tlâtlatetecuitzoa.
(« Le lapidaire. Le lapidaire s’y connaît en pierres, il abrase, il polit, il travaille avec du sable, il colle des mosaïques, il travaille avec du sable abrasif, frotte les pierres, les fait briller. Il les fait briller. (…) Le mauvais lapidaire : il gâche, il abîme les pierres, il est maladroit, il ne sait pas polir les pierres : il les gâche en les travaillant avec étourderie, en les fendant ou en les mettant en morceaux » (10)).
Il s’agit, à chaque fois, de décrire ce que fait l’artiste, puis d’expliquer en quoi le bon artiste se distingue du mauvais. Un premier constat s’impose : les descriptions sont axées sur les techniques de fabrication et, bien que le mot nahuatl utilisé par les informateurs de Sahagún pour qualifier les auteurs des oeuvres soit toltecatl, « artiste », ces derniers sont plutôt décrits comme des artisans. Le discours évoque en effet plutôt des travailleurs manuels produisant des objets nécessaires à la société, tandis que les dimensions créatrice et esthétique de leurs oeuvres ne sont pas abordées. La classification opérée par les informateurs est assez révélatrice à cet égard : les artistes sont distingués entre eux en fonction du matériau qu’ils travaillent et sont énumérés mêlés à d’autres professions, comme maçon ou charpentier. Sont ainsi décrits successivement dans le même chapitre, le plumassier, l’orfèvre, le lapidaire, le charpentier, le sculpteur, le maçon, et le peintre de manuscrits ! Sans doute par souci de cohérence, les traducteurs modernes du texte nahuatl ont choisi de rendre toltecatl non pas par « artiste » mais par « artisan » (11).
Dans ces conditions, il va sans dire que nous sommes mal documentés sur la vie et les conditions de travail des artistes. Alors que nombre de noms de dirigeants, de nobles et de grands guerriers de l’époque préhispanique sont parvenus jusqu’à nous, les artistes sont restés dans l’anonymat le plus total. La seule exception concerne
une poignée d’auteurs de chants et poèmes : Miguel Leon-Portilla parvient ainsi à en identifier treize, auxquels il attribue une série d’oeuvres (12). Mais il faut noter que douze d’entre eux étaient bien connus par ailleurs car il s’agissait avant tout de dirigeants ou de chefs militaires. La treizième, et la seule femme, est Macuilxochitzin, fille du célèbre « vice-roi » mexica Tlacaelel, dont les sources indigènes ont vraisemblablement retenu le nom davantage en raison de sa parenté avec un personnage connu que de son oeuvre poétique (13).
Ce constat nous mène à nous intéresser au statut social des artistes. Une fois encore, nous ne disposons que de peu de documentation, mais il en ressort clairement que ce statut variait énormément en fonction de la forme d’art pratiquée. Les poètes et les peintres de manuscrits étaient les plus valorisés parce qu’ils étaient issus des classes supérieures de la population, mais aussi en raison de l’érudition que demandait l’exercice de leur art, très complexe et nécessitant une longue formation (14). On notera au passage que les femmes n’étaient pas exclues de ces occupations. Outre l’exemple précité de la poétesse Macuilxochitzin, un détail du folio 30r du Codex Telleriano-Remensis montre l’une des épouses du dirigeant mexica Huitzilihuitl en train de peindre un manuscrit (15). Il semble que le travail des matériaux précieux était lui aussi valorisé, car les nobles y encourageaient leurs enfants.
En revanche, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, certains artistes étaient dépréciés. C’était notamment le cas des femmes qui travaillaient et brodaient les textiles, proches et parfois membres de la classe des prostituées (16). À cet égard, il est intéressant de souligner que Xochiquetzal, la déesse patronne des artistes, était également celle des filles de joie (17).
Enfin, un certain nombre d’artistes, appartenant à la classe moyenne, opéraient en collaboration avec des marchands qui vendaient le fruit de leur travail, ou bien se faisaient eux-mêmes marchands afin d’écouler leur production (18).
L’activité artistique était intégrée dans le ritualisme omniprésent de la vie quotidienne. Certains jours du calendrier, comme 7 Fleur, étaient ainsi propices à la naissance d’un artiste (19). De plus, comme l’a souligné Esther Pasztory qui commente des informations rapportées par Sahagún, les considérations artistiques n’étaient pas séparées des considérations éthiques : une personne moralement mauvaise ne pouvait pas être un bon artiste (20).
Ce qui précède nous amène à nous interroger sur les critères aztèques d’évaluation d’une oeuvre d’art. Pour les anciens Mexicains, l’art était habituellement synonyme de luxe et de raffinement, comme l’indique l’étymologie du mot nahuatl utilisé pour désigner l’artiste : toltecatl renvoie explicitement aux prédécesseurs des Aztèques dans la vallée de Mexico (21). Les Aztèques associaient en effet les arts et leur raffinement aux populations sédentaires et en particulier à leurs prédécesseurs directs, les Toltèques, par opposition aux nomades au mode de vie fruste (22). À cet égard, la poésie arrivait loin devant les arts plastiques. Elle devait obéir à une série de règles, les mérites respectifs des poèmes étaient discutés et il s’agit des seules oeuvres pour lesquelles nous connaissons parfois le nom des artistes (23). Quant aux arts plastiques, il ressort des commentaires livrés par les informateurs de Sahagún qu’ils étaient avant tout évalués suivant la maîtrise technique dont l’artiste avait fait preuve (24). Une fois de plus, nous sommes renvoyés à l’idée de l’artisan, admiré pour son savoir-faire et sa minutie mais dont le génie individuel et la créativité n’étaient pas reconnus.
Outre la maîtrise technique, les Aztèques aimaient l’ordre et la clarté ainsi que, ce qui est quelque peu surprenant au vu de la plupart des oeuvres aztèques (voir par exemple l’une des plus connues, la « Pierre du Soleil », fig. 1), la représentation réaliste (25). Esther Pasztory est sans doute dans le vrai lorsqu’elle suppose qu’il ne faut pas comprendre cette prétention au réalisme dans le sens de la recherche d’une illusion visuelle, mais bien d’une figure qui soit aisément reconnaissable (26). Quant à la dimension esthétique de l’oeuvre, souvent primordiale dans les cultures occidentales, elle entrait nettement moins en ligne de compte chez les Aztèques. Afin
de comprendre la raison de ces choix, il est nécessaire de nous pencher sur le rôle confié aux oeuvres d’art dans la société aztèque.
Les fonctions et les codes liés aux oeuvres d’art Les artistes aztèques ont produit une grande variété d’oeuvres. Elles ont pour point commun un programme iconographique cohérent, adapté suivant le type d’oeuvre, sa localisation et surtout sa fonction.
Ainsi, dans le cas de la sculpture monumentale et des peintures murales mises au jour dans les enceintes cérémonielles, l’iconographie renvoie souvent à la guerre sacrée et aux sacrifices de prisonniers qui s’ensuivaient. Naturellement, il faut y voir un lien direct avec les rites qui se déroulaient dans les temples, mais il est également intéressant de noter que de telles oeuvres furent aussi utilisées, à une époque tardive, à des fins de propagande impérialiste : les conquêtes de Mexico et de ses alliés y étaient replacées dans un contexte mythique et présentées comme nécessaires afin de se procurer des prisonniers à sacrifier pour nourrir le soleil et la terre, maintenant ainsi la machine mondiale en bon ordre de marche. Que l’on songe, par exemple, à ces célèbres monuments que sont la Pierre de Tizoc, le Teocalli de la Guerre Sacrée ou encore la Pierre du Soleil (28).
Quant aux sculptures de dimensions moindres et aux céramiques, Esther Pasztory remarque à juste titre que si, lorsqu’il s’agit d’objets rituels associés au sacrifice humain, les thèmes choisis sont fort semblables, les représentations de divinités coïncident en revanche rarement avec les divinités des sculptures monumentales. Les plus fréquentes sont en effet liées à la fertilité – on retrouve surtout la déesse du maïs, ce qui indique sans doute son importance dans la religion populaire (29).
Dans l’art aztèque, tout ou presque a un sens : une oeuvre d’art est avant tout conçue pour fonctionner, remplir un rôle, signifier, et le décoratif n’y a pas sa place. L’accidentel est banni, d’où l’absence de paysage sauf s’il doit contribuer à l’intelligence de la scène (30). Si un élément est figuré, c’est qu’il a du sens à transmettre, et la façon de le représenter est extrêmement standardisée afin qu’il soit aisément reconnu. L’artiste aztèque ne rendait pas le spécifique mais le général. Ses personnages ont des traits peu différenciés, impersonnels : il fallait en effet ajouter leur glyphe de nom ou quelque signe distinctif pour les rendre reconnaissables. Ce qui compte, ce sont les attributs ; on les représente sous leur angle le plus significatif (31).
La seule exception à ce principe est toute relative. Elle concerne les bas-reliefs et les peintures murales, pour lesquels un rythme, un équilibre de composition est recherché. Conçus pour s’intégrer sur ou dans un édifice ou un monument, ils délimitent et qualifient l’espace dans un sens tant matériel que liturgique, lui donnant une dimension et une signification (32). Ils sont adaptés à l’emplacement qu’ils doivent occuper ; l’artiste cherche un rythme décoratif et donc la stylisation ainsi que la simplification des motifs sont très prisées. Des éléments figuratifs comme les conques,
les yeux, les crânes et os croisés, les masques de Tlaloc, … sont fréquemment isolés, stylisés et traités en frise, devenant presque des motifs ornementaux. En répétant un motif ou en alternant ses variantes, on crée un rythme continu, une certaine symétrie et un équilibre dans la composition. Les processions de personnages sont pour cette raison fort appréciées. Elles représentent souvent des guerriers, des prêtres ou des pénitents, avec ou sans attributs de divinités. Mais même lorsqu’ils sont présentés en frise et stylisés, les motifs sont avant tout choisis d’après la fonction ou le sens de l’endroit ou de l’objet sur lequel ils sont peints ou sculptés.
Hormis cela, tout a un sens, jusqu’au choix du matériau et des couleurs. Les pierres vertes, dont la couleur évoquait la vie et la fertilité, étaient ainsi considérées comme le matériau le plus précieux en Mésoamérique. Tandis que la couleur la plus souvent retrouvée, et ce dans toute la Mésoamérique depuis le préclassique, est le rouge, parce que la solidité de l’oxyde de fer dont il est le plus souvent issu lui a permis de résister au temps, parce que son abondance et son faible coût le rendaient attractif, mais aussi à cause du symbolisme du sang, liquide sacrificiel et fluide précieux par excellence (33). Dans ce contexte, on ne s’étonnera guère de constater que l’art aztèque obéissait à des codes complexes et que, lorsqu’il s’agissait d’évaluer une oeuvre, la clarté l’emportait sur l’esthétique. Il fallait en effet que l’oeuvre puisse fonctionner et transmettre la signification désirée. Les images sont donc rarement traitées de façon naturaliste. Elles sont plutôt composées d’une multiplicité d’éléments isolés et stylisés suivant des conventions très strictes, de façon à pouvoir être identifiés de façon certaine. Le système fonctionnait avec un nombre restreint de motifs et de symboles (voir les plus courants en fig. 2), combinés entre eux de façon parfois très complexe : que l’on regarde à nouveau la Pierre du Soleil (fig. 1), par exemple, pour s’en convaincre.
Le sens est donc véhiculé par la variation et la combinaison des symboles associés aux figures humaines ou de divinités – des types standardisés de personnages, adoptant des poses conventionnelles assez statiques. Souvent, les figures sont simplement représentées assises ou debout, et ce sont les atours ou les objets maniés qui déterminent la nature de leurs activités. Il y a très peu d’action et de narration, les poses les plus animées consistant en représentations d’extraction de sang ou de saisie d’un prisonnier par les cheveux. Même dans les manuscrits à contenu narratif, les poses des personnages sont statiques, les déplacements étant signifiés par des empreintes de pas et le passage du temps par une ligne de dates qui se déroule au fil des pages (35). Le rôle des images, chez les Aztèques, n’est pas d’illustrer mais bien de signifier. Il faut interpréter les différents symboles en fonction de la composition de l’image et de leur placement les uns par rapport aux autres, en ayant toujours à l’esprit la destination et la localisation de l’oeuvre. Ainsi, on retrouve souvent des jeux d’oppositions-complémentarités, fort prisés dans de nombreuses cultures et particulièrement par les Aztèques. Que l’on considère par exemple ces cuauhxicalli, récipients destinés à contenir le coeur et le sang des victimes sacrificielles, ornés des deux destinataires habituels du sacrifice : le soleil sur leur partie supérieure, et la terre sur leur partie inférieure (36).
Le rapport entre les images aztèques et l’écriture
Les différents motifs et symboles qui donnent du sens à l’image aztèque sont représentés de façon si standardisée et conventionnelle, que certains chercheurs ont songé à interpréter ces images comme un système d’écriture à part entière. La question mérite en effet d’être posée tant les symboles les plus courants (fig. 2) peuvent donner l’impression de fonctionner comme des glyphes, le sens d’une oeuvre étant déterminé par la manière de les combiner entre eux. À cet égard, le contraste avec le naturalisme de l’art maya qui, lui, s’est développé de façon totalement indépendante de l’écriture, est saisissant.
Joaquín Galarza, arguant qu’il n’y avait pas de différence entre les éléments constitutifs d’une image et le système de glyphes qui servait à noter les noms de personnes et de lieux ainsi que les dates, est le chercheur à l’origine de cette école d’interprétation (37). D’après lui, l’ensemble des images représentées sur un feuillet de manuscrit constitue un récit conçu pour être lu dans la langue de celui qui les a
peintes, le plastique étant inséparable du phonétique. Nous aurions donc bel et bien affaire à un système d’écriture véritable, de la famille des écritures pictographiques (38). Mais, aussi séduisante que cette hypothèse puisse paraître, il convient de l’écarter. Le système de glyphes aztèque, dont Joaquín Galarza veut rapprocher les éléments constitutifs d’une image, n’était – contrairement à l’écriture maya par exemple – pas une écriture véritable car il ne permettait pas de noter tous les sons sans ambiguïté. Ce système, qui n’était pas totalement cohérent, fonctionnait plutôt suivant la logique d’un rébus. Il s’agissait de suggérer un nom propre déjà connu du « lecteur » en représentant l’un ou l’autre objet facilement reconnaissable, auquel on ajoutait des signes conventionnels servant d’indicateurs phonétiques. Le « lecteur » identifiait donc les noms de personnes ou de lieux en les reconnaissant plutôt qu’en les lisant (39). Pour encore compliquer les choses, un même nom pouvait être glyphé différemment d’un manuscrit à l’autre, et suivant le contexte un même symbole pouvait avoir plusieurs significations. Ainsi, une bannière pouvait-elle indiquer soit le nombre vingt soit le suffixe -pan (« sur »). Certains estiment que ce système aurait pu se transformer progressivement en un système hiéroglyphique complexe comme celui des Mayas. Mais, comme le souligne Esther Pasztory, les éléments phonétiques ne constituent qu’une part mineure du système – ils sont rares en art monumental et, même en peinture de manuscrits, ils ne sont devenus fréquents qu’à l’époque coloniale, sans doute sous l’influence de l’écriture alphabétique –, et les noms peuvent être glyphés de trop de façons différentes pour que ce soit vraisemblable : le système de glyphes des Aztèques, tout comme leur système de symboles en général, était flexible et résistait à une catégorisation précise (40).
Même les images les plus complexes, c’est-à-dire celles qui étaient peintes dans les manuscrits, n’avaient qu’une fonction mnémonique. Elles transmettaient des informations simples, qu’il fallait compléter par des explications orales. La « lecture » d’un manuscrit aztèque était donc plutôt une récitation, les images et les glyphes servant avant tout d’éléments mnémoniques à des spécialistes qui avaient dû apprendre par coeur le récit qui leur était lié (41).
Il était néanmoins extrêmement important pour notre propos de souligner les points communs de l’image aztèque avec une écriture : les éléments constitutifs d’une image sont porteurs de sens et représentés de façon standardisée afin d’être facilement reconnaissables. On notera d’ailleurs la faible évolution stylistique, au fil du temps, dans la façon de représenter ces différents éléments au Mexique central 38 Anne-Marie Vié-Wohrer, « Joaquín Galarza (1928-2004) », dans Journal de la Société des Américanistes, t. 90, 2004, 2, p. 167-173.
(voir notamment leur proximité avec les motifs mixtèques-pueblas, qui sont pour certains antérieurs aux Aztèques de plusieurs siècles (42)) et la difficulté de définir spécifiquement le style pictural aztèque par rapport à ses prédécesseurs. À cet égard, le contraste avec l’art maya, qui s’est considérablement transformé tout au long de son histoire et est bien plus naturaliste, sans doute parce qu’il s’est développé de façon totalement autonome de l’écriture, est saisissant. Tout aussi intéressant à souligner est le fait que c’est à l’occasion de grandes réformes politico-religieuses que furent créées les oeuvres les plus complexes de l’art aztèque (le Teocalli de la Guerre Sacrée, la Pierre du Soleil, …), le système de représentation se mettant alors au service de la propagande.
L’artiste et la liberté de création
L’art aztèque fonctionnait de manière tellement codifiée et le génie individuel de l’artiste était si peu reconnu par les anciens Mexicains, que l’on ne peut que s’interroger sur la place qui était laissée à la liberté créatrice. De quelle marge de manoeuvre l’artiste disposait-il exactement ?
Au vu de ce qui a été évoqué ci-dessus, nous pouvons tenter d’esquisser un début de réponse. L’iconographie de la plupart des monuments aztèques est unique. Bien que travaillant à partir d’un nombre restreint de motifs de base, figurés de façon extrêmement standardisée, l’artiste parvenait à les combiner avec une variété presque infinie, créant sans cesse de nouveaux agencements et significations. De plus, ces éléments de base étant polysémiques, une oeuvre pouvait souvent être interprétée de nombreuses façons et l’artiste avait la possibilité de jouer simultanément sur différents niveaux de lecture (43). Pour s’en rendre compte, il suffit de jeter un coup d’oeil aux multiples interprétations que proposent les chercheurs actuels pour certains monuments, toutes ne s’excluant pas mutuellement (44). Une fois encore, il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre les arts plastiques et le discours aztèque, que Tzvetan Todorov évoque magnifiquement de la façon suivante : « on a l’impression que les mots viennent par vagues successives, présentant chaque fois une facette légèrement différente du fait, comme pour mieux nous le représenter » (45).
En outre, d’une région à l’autre, un même type d’oeuvre pouvait présenter de nombreuses variantes iconographiques et stylistiques. Cela n’a nullement empêché les dirigeants de Mexico de faire réaliser certains des monuments de leur Grand Temple par des artistes de provinces éloignées. Ayant été contrainte de composer avec les croyances diverses des peuples conquis, la religion aztèque était sans doute relativement tolérante à cet égard.
Et en réalité, il n’y avait pas de style aztèque homogène ; rien que le style de Mexico-Tenochtitlan, par exemple, était très éclectique (46). En ce qui concerne la peinture, on parle parfois de « style codex » – l’expression est également appliquée à des céramiques polychromes et des peintures murales dont les motifs rappellent en plus simple ceux apparaissant dans les manuscrits –, concept que de nombreux chercheurs jugent trop vaguement défini et qu’Eloise Quiñones Keber a tenté de préciser par le rapprochement avec un manuscrit spécifique (47) : il n’y a en effet pas non plus de style commun à tous les manuscrits aztèques.
Naturellement, les images complexes ou inhabituelles n’étaient pas comprises de tous, ou en tout cas pas à tous leurs niveaux de sens, mais tel n’était pas le but recherché. Comme l’a souligné Esther Pasztory, la plupart des gens ne voyaient en effet jamais de près les complexes oeuvres monumentales du Grand Temple. Nombre d’entre elles étaient placées au sommet des pyramides, voire à l’intérieur des temples : des endroits auxquels le commun des mortels n’avait pas accès. D’autres oeuvres furent même expressément réalisées pour être enterrées en guise d’offrande, et les images sculptées sur les bases de certains récipients et grandes sculptures – souvent le monstre de la Terre –, reposant directement sur le sol, n’étaient pas visibles (48).
Il ressort de tout ce qui précède que fondamentalement, avant de décorer ou d’illustrer, et avant de s’adresser à l’ensemble de la population, l’image aztèque était conçue pour fonctionner. Dès lors, nous comprenons mieux le choix des critères d’évaluation d’une oeuvre : le savoir-faire de l’artiste, son habileté technique et la clarté de la représentation l’emportaient assez logiquement sur l’esthétique. On réalise toutefois que, même si les artistes étaient contraints de se plier à des conventions strictes, le système était suffisamment riche et flexible pour qu’ils puissent laisser libre cours à leur créativité et produire des oeuvres uniques et originales.
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